Situer l'art contemporain semble être une tâche bien plus compliquée que celle d'expliquer des domaines maintenant figés dans le temps puisqu'il nous accompagne quotidiennement sans toutefois cesser de nous dérouter tant il fait appel à la dérision, à la provocation et souvent au n'importe quoi.
Plusieurs critiques réputés du monde de l'art ont jeté l'éponge en estimant que le marché était perverti tandis que de doctes chercheurs ont essayé d'appréhender l'art contemporain pour conclure la plupart du temps qu'on avait dépassé les bornes dans ce registre et que les décideurs de la planète n'en faisaient qu'à leur tête.
Signalons au passage que chaque domaine artistique a eu une sorte de crise infantile avant d'atteindre sa maturité. On en veut pour preuve les premiers signes réalisés par l'homme sur les murs des cavernes avant qu'il ne crée un fabuleux bestiaire, les premières sculptures des Cyclades, simplifiées à l'extrême avant l'émergence d'artistes qui reproduisirent des statues criantes de vérité, les premières peintures du Moyen-Âge plutôt naïves avant l'introduction de la perspective, les premiers chefs d'œuvre de la Renaissance empreints d'humanité, l'émergence d'artistes comme Vinci, Raphaël et Michel-Ange puis Le Caravage, Rembrandt, Poussin, Watteau, Fragonard, David tout comme bien d'autres maîtres et ainsi de suite jusqu'au triomphe de l'Impressionnisme, du Cubisme, de l'Art Abstrait et du Surréalisme et l'arrivée d'un trublion nommé Duchamp suivi par ce petit malin d'Andy Warhol venu bouleverser l'ordre des choses pour changer la face de ce qu'on appelle l'Art contemporain.
Rappelons toutefois que le scandale a toujours été propre à ce domaine puisque durant chaque siècle depuis 500 ans, il y a eu des artistes qui ont secoué le cocotier des conventions établies, comme Le Gréco avec ses peintures avant-gardistes, Le Caravage qui mit l'Eglise en émoi en peignant des saints à l'image de nombre de ses semblables avec des pieds sales, Rembrandt qui voulait travailler à sa guise, Goya qui se mit à représenter l'horreur de la guerre, Courbet qui osa montrer la femme dans toute sa réalité, Monet qui restitua des impressions, Cézanne qui ne jura que par le cube, les Fauves qui ne se soucièrent pas de mélanger les couleurs, Picasso et Braque qui synthétisèrent les formes, Malévitch et Kandinsky qui les suggérèrent, Dali et Tanguy qui instillèrent l'onirisme dans leurs œuvres, Pollock qui fit couler librement les couleurs sur la toile, Lichtenstein qui s'inspira de la B.D ou Warhol qui fit de l'art un produit de consommation via des sérigraphies couvertes de peinture réalisées d'après des photographies.
Chaque période de l'histoire a eu pour ainsi dire son art contemporain sauf que durant des siècles, il fallait composer avec les conventions et ce jusqu'à la deuxième moitié du 19e siècle lorsque les Impressionnistes finirent par imposer leurs idées non sans avoir ramé durant des années pour y parvenir et encore, ce ne fut pas le public français qui en vint à les porter aux nues mais de riches collectionneurs américains ou russes bien plus ouverts sur les nouveautés du monde artistique.
Cela dit, pour qu'il y ait une révolution il faut obligatoirement un scandale. Scandale avec le "Christ Nu" de Michel-Ange", Scandale avec les pieds sales des saints du Caravage, scandale avec la « Ronde de Nuit » de Rembrandt qui ne plut guère à ses commanditaires, scandale avec Füssli et sa folie picturale, scandale avec Goya à travers ses Misères de la Guerre et sa « Maja Desnuda », scandale avec le « Déjeuner sur l'Herbe » de Monet et Manet, scandale avec « L'Origine du Monde » et d'autres nus osés de Courbet, scandale avec les paysages annonçant le Cubisme de Cézanne, scandale avec les Fauves et les Expressionnistes , scandale avec le Cubisme et le Dadaïsme, scandale avec Duchamp et son urinoir et scandale avec Dali et ses élucubrations avant d'en arriver au Pop Art et à Warhol qui a ouvert la porte du tout possible dans l'Art contemporain.
Entre 1880 et la fin des années 1970, il y eut de grands marchands et galeristes pour maintenir un semblant de cohérence dans le domaine de l'art moderne et contemporain avec Picasso comme figure tutélaire mais une fois ce génie disparu, le marché de l'art, réservé jusque là à des amateurs nantis d'un certain savoir, se transforma soudainement en un lieu ouvert à tous les excès et à des dérives irrémédiables à partir du début des années 1980, une période marquée par l'apparition de livres de cotes d'artistes et de statistiques de prix propres à bouleverser la donne et faire naître une folle spéculation suite à l'émergence du marché de l'art.
Le marketing mis au point par Warhol qui multiplia les œuvres à l'envi fut suivi par celui des maisons de vente alors que les vieux collectionneurs commencèrent à perdre pied pour abandonner la place à de riches acheteurs plus soucieux de rentabiliser leurs achats que de miser sur l'esthétisme pur des œuvres offertes à la vente. A cela, s'ajouta la fin progressive du règne des grands marchands d'art remplacés par des hommes plus portés sur les affaires que sur la valeur intrinsèque des artistes sur lesquels ils misèrent.
Les décideurs d'aujourd'hui ne sont ainsi plus les mêmes qu'hier, les, Durand-Ruel, Rosenberg, Kahnweiler, Alfred Flechtheim Pierre Matisse, Louise Leiris, Daniel Wildenstein et autres qui tous avaient en commun l'avantage de très bien connaître leur sujet en ayant de solides connaissances en matière d'histoire de l'art. A présent, l'argent est roi. Ce sont donc les riches amateurs, les grandes maisons de vente et les galeries huppées qui imposent leurs choix à des clients aisés soucieux d'asseoir leur rôle social sans se soucier de ce que pourrait vraiment aimer le public.
Ainsi donc, un milliardaire comme François Pinault a pu se permettre de faire la pluie et le beau temps dans le domaine de l'art contemporain en s'offrant des œuvres d'artistes ayant fait subitement le buzz au plan médiatique en les portant au pinacle au pinacle et en incitant d'autres amateurs à l'imiter pour alors phagocyter le marché, d'autres magnats russes et chinois ayant ensuite fait de même en sortant de l'ombre des artistes sur lesquels personne n'aurait misé un dollar il y a vingt ans de cela.
Il y a selon un dernier recensement plus de 300 milliardaires en Chine, c'est donc dire que ce genre d'entreprise est loin d'être terminé pour constater que moins de mille individus riches à millions dans le monde font désormais la loi dans le domaine de l'art contemporain alors que leur intérêt est avant tout de maintenir les cotes de leurs artistes favoris au plus haut à travers des duels d'enchères épiques dans les ventes aux enchères.
On a de cette manière assisté à la création d'une nouvelle aristocratie du monde de l'art dénuée de noblesse s'agissant des goûts mais dont les membres de cette élite sont pourvus de moyens quasiment illimités pour imposer leurs choix sans se soucier du ridicule.
L'acte du Duchamp de décréter que tout était art fut plutôt marqué par la dérision histoire de prouver qu'on pouvait tout se permettre au plan artistique sans qu'on puisse imaginer à l'orée de la Première Guerre Mondiale les bouleversements qu'occasionneraient sa proposition laquelle à travers Piero Manzoni et sa boîte de merde transformée en objet d'art a trouvé un début d'accomplissement avant d'être conjuguée de différentes façons par Warhol, Cattelan, Koons et d'autres pour aboutir à une sorte de non-art où la provocation, l'obscène et l'inexplicable ont fait leur lit.
Les riches de la planète ont surtout pour souci de gagner sans cesse plus d'argent, ce qui fait que rares sont ceux qui ont du temps pour parfaire leurs connaissance en art. Pour acheter, ceux-ci font appel à des conseillers qui orientent leurs choix selon des critères spécifiques, à savoir que les artistes sur lesquels ils vont miser soient des valeurs reconues.
Peu importe qu'un artiste soit doté d'un réel talent, ce qui compte surtout c'est sa cote. Damien Hirst qui a produit à profusion des œuvres prétendument artistiques l'a bien compris en allant même jusqu'à assurer sa promotion personnellement lors d'une vente aux enchères organisée au lendemain de la crise financière de 2008 pour engranger des millions de dollars à son profit avant de subir une sérieuse une sérieuse décote durant ces cinq dernières années.
Créer des ronds de couleurs réalisés par des assistants, présenter dans un cube de plexiglas une tête de bœuf attaquée par une myriade de mouches, elles-mêmes exécutées par un piège électrique, montrer une vache disséquée dans le formol ou des rayons de médicaments bien rangés, voilà en bonne partie le propos plutôt discutable de Hirst qui a été encensé par des conservateurs de musées, les maisons de ventes et des critiques qui parviennent sans mal à faire gober son étrange message à un public extasié constitué de bobos qui se prennent pour des amateurs d'art avertis.
On ne compte plus les artistes qui font du n'importe quoi pour noyer des foires comme Art Basel , la Frieze ou la FIAC d'œuvres incompréhensibles trouvant souvent des acquéreurs et qui aurait fait dire aux critiques d'hier que le monde marche sur la tête.
Pour vendre des créations semblant à première vue n'avoir ni tête ni queue, des galeristes futés ont trouvé une recette basée sur des explications alambiquées tendant à faire croire aux nouveaux amateurs que les artistes qu'ils représentent sont des génies devant lesquels il faudrait aller jusqu'à se prosterner devant eux pour avoir le privilège de posséder une de leurs œuvres. Déjà, à la fin des années 1950, Dali avait bien saisi que pour épater le monde et faire cracher les amateurs au bassinet, il fallait débiter des élucubrations incroyables que personne n'oserait mettre en doute au risque de passer pour un ignare.
« Je prétends que la gare de Perpignan est le centre le monde et tous applaudissent. Je leur parle de paranoïa-critique et tous crient au génie. Je leur raconte les plus grosses conneries et ils en redemandent. Je prétends être le plus grand artiste du XXe siècle et ils le croient », m'avait-il dit un jour de mai 1963 à la terrasse des « Deux Magots » à Saint-Germain-des-Prés.
Dali fut ainsi le premier artiste à assurer sa promotion à travers la dérision en se moquant ouvertement des gens avec un appétit vorace pour l'argent au point d'aller choisir l'anagramme de son nom « Avidadollars » pour assouvir son penchant. Plus près de nous, Maurizio Cattelan a osé traiter ses fans d'imbéciles en les considérant comme des moutons lorsqu'il les invita à visiter près de Naples son installation « HOLLYWOOD » placée sur un énorme monticule de terre et de détritus.
L'art contemporain serait-il donc exclusivement destiné à des crétins ? On serait tenté de le croire vu le nombre d'œuvres détonantes proposées dans les grands salons mais d'autres diront que celles-ci recèlent vraiment une sublime aura invisible pour ceux qui ne sont pas des initiés.
Il est vrai que le conceptuel n'a aucune limite, qu'une toile blanche signée par un artiste en vogue et vendue 250 000 euros n'a rien à voir avec celle qu'on trouve chez Sennelier ou tout autre fabricant pour 80 euros, qu'une mouche géante signée Tom Friedman peut faire exploser les enchères chez Christie's pour ravir un amateur à plus de 100 000 euros, que trois tubes de néon exposés à la FIAC peuvent électriser des amateurs à plus de 50 000 euros, qu'un tas de charbon et trois seaux posés à terre ont de quoi faire chavirer le cœur d'un bobo, qu'un énorme tableau réalisé avec de l'urine par Warhol peut faire pisser de joie un riche collectionneur, qu'une statue gonflable de Jeff Koons peut en rendre un autre plus qu'extatique et que des pierres savamment posées au sol ont de quoi réveiller l'âme d'un petit Poucet pour un admirateur du genre.
Tout est art. A partir de ce principe clair comme de l'eau de rose, tout est donc permis jusqu'à instiller la cruauté, le vide, le plein, l'humour, la dérision, la politique ou l'obscène comme avec le "Piss Christ" de l'Américain Andres Serrano et les crucifixions sanguinolentes de l'Autrichien Herman Nitsch, ainsi que d'autres expressions discutables dans une œuvre. Ainsi les rayures de Buren, les poupées stylisées de Murakami, les délires de Ai Wei Wei et d'autres artistes prennent un sens que d'aucuns ont du mal à comprendre mais le pire est que certains créateurs ne savent même pas dessiner et que d'autres ne sont que de savants bricoleurs qui se servent de concepts souvent fumeux.
Il y a certes des artistes talentueux mais pour un qui réussit des dizaines d'autres sont appelés à rester en rade. Tout est art… Tout têtard devient grenouille et d'habitude pas autre chose mais dans l'art tout est possible car il n'y a plus de limite. Mais aussi, tout est tard car rien ne dit que ce qui est créé aujourd'hui ne deviendra pas suranné ou obsolète demain.
Avec Picasso on conservait des repères et le public, même peu averti, avait devant lui l'œuvre d'un artiste accompli dont la carrière était marquée par des jalons qu'on pouvait suivre comme un fil. Désormais, on se retrouve un peu perdu en l'absence de ces divers mouvements qui rythmaient la vie de l'art. Aujourd'hui, Jeff Koons et d'autres sont les enfants chéris du domaine de l'art contemporain qui en adoptera d'autres durant la prochaine décennie mais il sera de plus en plus compliqué de comprendre les phénomènes qui font qu'un artiste soit salué comme un génie d'autant plus que le marché de l'art n'est plus qu'un club fermé réservé à un millier de privilégiés qui le font vivre à coups de millions de dollars placés sur des valeurs dites sûres tandis que le public n'a plus le droit que de dire Amen à cet état de fait.
Aujourd'hui, visiter un grand salon ou un musée est un must mais seul un visiteur sur cent a suffisamment de goût et de connaissances pour pouvoir appréhender pleinement une œuvre qui reste donc un mystère pour les autres lesquels en sont réduits à s'exclamer qu'elle est étonnante ou belle parce que c'est écrit dans les journaux ou qu'elle leur rappelle un souvenir d'enfance, ce qui explique par ailleurs le succès actuel de la B.D.
Cela posé, tout n'est pas à jeter dans l'art contemporain sauf qu'il faut posséder une sacrée dose de culture artistique pour séparer le bon grain de l'ivraie, ce qui représente un énorme challenge étant donné que le niveau culturel des Européens et d'autres peuples de la planète a plutôt été en régression.
D'autre part, il fallu composer avec l'accélération violente de l'histoire, les individus étant gorgés de nouvelles publiées carrément à la seconde de sorte que ceux-ci n'ont plus le temps de les gober et de réfléchir à l'état du monde, nonobstant le fait qu'il est devenu quasiment impossible de vivre sans avoir un téléphone mobile à portée de main. Dans ce contexte, l'art contemporain est également soumis aux changements soudains sans qu'on puisse avoir la possibilité de faire une pause pour pouvoir comprendre les bouleversements auxquels nous assistons mais il aura toujours des admirateurs inconditionnels qui le défendront becs et ongles en expliquant aux sceptiques qu'ils n'ont rien compris au film. Ainsi va le monde de l'art contemporains, avec ses abus, ses faiblesses, son ridicule, sa provocation, son sens de la démesure, son côté irrationnel et parfois des promesses sauf qu'il faut du courage et du discernement pour pénétrer dans un tel labyrinthe avant d'espérer en sortir et dire : « J'ai compris certaines choses »…