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Le succès ne dure pas, l'échec n'est pas fatal. C'est le courage de continuer qui importe (Winston Churchill)
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Le journal d'un fou d'art
Les fous d'art, ivres de savoir et de découvertes, riches ou moins nantis et sans cesse à l'affût des nouvelles relatives au marché de l'art, forment une belle légion à travers le monde. Sans eux, ce marché n'aurait donc sûrement rien de légendaire. Depuis plus d'une quinzaine d'années, Adrian Darmon a donc rassemblé à travers plus de 2200 pages de multiples anecdotes souvent croustillantes sur les chineurs, amateurs et autres acteurs de cet univers plutôt incroyable et parfois impitoyable.
Ier Chapitre
UN COMMISSAIRE-PRISEUR ÉPINGLÉ
01 Mai 2000 |
Lundi 5 juin 2000, je tombe en arrêt sur un article du «Monde» qui annonce que le commissaire-priseur Jean-Claude Binoche a été mis en examen pour avoir trafiqué un procès-verbal de vente en 1995. Ce dernier aurait vendu un dessin de Prud'hon, «L'Apothéose de Racine» au musée de Dijon le lendemain de la vente organisée le 18 octobre 1995 et aurait mentionné cette transaction dans le procès-verbal de cette vacation, ce qui est interdit par la loi qui stipule que ne peuvent être considérés comme vendus que le lots adjugés le jour même de la vacation. Les maisons de vente anglaises ou américaines ne sont pas soumises à une loi aussi rigoureuse et peuvent en toute liberté négocier la vente de lots invendus bien après le jour des enchères mais tout le monde sait que nombre de commissaires-priseurs ne se sont pas privés de contourner un règlement aussi strict en bidouillant de temps à autre leurs procès-verbaux, ce qui a quand même valu ces dernières années à quelques ténors du marteau comme maîtres Tajan ou Millon, lui-même président de la Chambre des Commissaires-Priseurs, d'être mis en examen de leur côté.
Binoche, amateur d'art du genre provocateur, avait fait parler de lui en vendant pour 50 millions de dollars le célèbre tableau de Picasso «Les Noces de Pierrette» en novembre 1989 à Drouot-Montaigne et cette vente avait déjà fait couler beaucoup d'encre à l'époque. En effet, la rumeur avait couru que le véritable propriétaire du tableau n'était pas un collectionneur danois de ses amis, décédé depuis du sida, et que cette oeuvre avait été achetée directement par le commissaire-priseur à une famille suédoise pour quelque dix millions de francs. Celle-ci, mécontente après coup de cette transaction, s'était dit-on démenée pour l'annuler et finalement, une somme supplémentaire de 50 millions de francs avait dû être déboursée pour calmer cette dernière. Rumeur ou pas, le commissaire-priseur adepte des mondanités avait ignoré les mauvaises langues pour emprunter allègrement le chemin de la gloire avec cette vente mirifique. Autre péripétie majeure, le tableau était au départ interdit de sortie du territoire français car considéré comme trésor national et il avait fallu négocier un accord avec le ministère de la Culture pour obtenir une autorisation d'exportation, sinon l'oeuvre n'aurait pas atteint une somme faramineuse lors de cette vente. Pour transiger, il avait été ainsi convenu qu'en échange d'un bon sortie, un autre tableau de Picasso, «La Célestine», représentant une femme borgne, serait racheté à la galerie Humbert pour une somme d'environ 75 millions de francs et offert à la France. Auréolé du succès de la vente des «Les Noces de Pierrette», Binoche était devenu un des commissaires-priseurs parisiens parmi les plus importants en bonne position avec les études "dinosaures" Tajan et Piasa, prenant du même coup la place de Guy Loudmer, déchu après la ténébreuse affaire de la vente de la collection Bourdon. Maintenant, le voilà rattrapé par la justice à la suite d'une plainte de la banque Hottinger qui avait reçu 13 oeuvres en nantissement d'une valeur globale de 40 millions de francs de la part d'un collectionneur en échange d'un prêt de 9 millions. Ce dernier était devenu insolvable et devait au final 11 millions de francs à la banque qui, en bénéficiant d'un jugement ordonnant la vente de ces œuvres, les confia à Jean-Claude Binoche en vue de récupérer sa créance. On ne trouva que dix œuvres dans un coffre – trois autres ayant mystérieusement disparu- mais la vente de celles-ci, organisée le 18 octobre 1995, fut désastreuse puisqu'elle ne rapporta que 3,4 millions de francs, et la banque, s'estimant lésée, se décida donc à porter plainte. En réalité, seules huit œuvres furent adjugées le jour de cette vacation alors que le lot N° 30, un portrait à l'huile de M. Le Pelletier par l'atelier de Mignard ou de Hyacinthe Rigaud, resta invendu à 20 000 FF tandis que le lot N°36, ce dessin de Prud'hon, cédé le lendemain au musée de Dijon pour 170 000 FF, a valu au commissaire-priseur d'être mis en examen. Pour sa défense, celui-ci a affirmé que les conservateurs du musée avaient oralement manifesté leur intention d'acquérir cette oeuvre lors de la vente. Le tableau de l'atelier de Mignard aurait été finalement vendu à un certain docteur Bianco pour 20 000 FF mais un reportage du magazine «Point de Vue» de décembre 1999 consacré à la riche demeure de M. Binoche contredirait ce point puisque le tableau apparaît sur une des photographies qui l'agrémentaient. A la page précédente du magazine, on a reconnu également un autre lot de la vente de 1995, un dessin de Prud'hon, «La récompense accordée à l'héroïsme guerrier», qui avait été cédé pour 330 000 FF le jour de cette vacation.
Le commissaire-priseur a affirmé que ces photographies avaient été prises avant la vente mais sa version a été contestée par les journalistes du magazine qui ont indiqué que le reportage avait été réalisé au mois d'avril 1999. Il semble plutôt saugrenu de laisser entendre qu'un commissaire-priseur achèterait des œuvres pour son compte dans ses propres ventes, ce qui est formellement interdit par la loi, mais si le cas s'avère vrai voilà de quoi mettre la profession au pilori... On a souvent accusé des officiers ministériels d'avoir été tentés d'acheter de belles pièces dans leurs propres ventes. Il suffirait d'un complice chargé d'enchérir dans la salle pour permettre à l'un d'eux d'acquérir des tableaux ou des objets pour lui-même. On peut également imaginer, comme par exemple à la suite d'une succession sans héritiers, que les lots indiqués sur l'inventaire après-décès ne soient pas tous présentés à la vente mais que par contre, la totalité soit mentionnée comme vendue au procès-verbal de la vacation. Ce petit jeu d'écriture est toujours possible pour peu qu'on soit malhonnête. Ce serait vraiment méchant d'assimiler le verbe priser au mot "prise" si souvent utilisé lorsqu'on évoquait jadis les flibustiers... La plupart des commissaires-priseurs sont de grands collectionneurs. Placés aux premières loges pour inventorier toutes sortes de pièces, ils peuvent, il est vrai, être saisis à un moment ou à un autre du démon de la tentation puisqu'après tout ils ne restent que des hommes... Dimanche 11 juin, nouvelle virée aux Puces, marché envahi par des touristes qui ont tout juste de quoi s'offrir un sandwich et une glace. Nouvelles lamentations des marchands qui se tournent les doigts depuis la veille et enragent de ne pas voir un seul client. L'un d'eux peste contre un de ces amateurs à la noix qui lui a payé 3500 FF en quatre fois une plaque de Torah en argent il y a de cela cinq mois et qui est revenu se faire rendre son argent sous prétexte que celle-ci était fausse. Enervé, le professionnel a remboursé illico le mauvais coucheur qui avait cru faire un bon coup puisque d'habitude une telle plaque, certes authentique, vaut plus de huit mille francs. Même fausse, elle valait pratiquement l'argent qu'il avait déboursé au compte goutte. Les gens viennent souvent aux Puces en se disant qu'ils vont y réaliser une bonne affaire en marchandant les prix et ce genre d'approche s'est nettement amplifié durant ces dernières années tandis que les prix flambent de plus en plus à Drouot, où les enchères sont faites pour monter. Résultat: de nombreuses pièces vendues aux Puces sont devenues bien moins chères que dans les salles de vente. A midi, je déjeune avec Maurice, un brocanteur qui a commencé le métier dans les années 1975 et qui me dit avec un ton de dégoût que le métier est à l'agonie car les vrais amateurs ont disparu alors que le nombre des vendeurs de copies aux Puces augmente sans cesse. Bref, rien ne va plus, à croire que les jeux sont faits et que le marché aux Puces n'est à présent bon que pour les chiens. Il n'y a qu'à voir les objets entassés dans les stands pour constater que les bonnes pièces se font de plus en plus rares, un fait qui laisse les chineurs affamés. L'avenir semble donc se trouver de plus en plus du côté des salles de vente et d'Internet ainsi que le suggère la nouvelle formule de la Gazette de Drouot avec une présentation qui s'est améliorée mais dont la maquette laisse encore à désirer. Elle n'a pas de revue rivale dans son créneau et n'a ainsi pas de raison cruciale pour se remettre plus en cause. Et pourtant, le jour où surviendra la réforme de la profession de commissaire-priseur, il y aura moins d'études et plus de concurrence avec l'implantation en France de maisons anglo-saxonnes. La marchandise devenant rare, les prix resteront soutenus mais la race des chineurs sera condamnée à vieillir plus vite car les foires sont sans cesse plus pauvres en objets de qualité lesquels sont grandement drainés par les salles de vente où chaque mois les bons coups se comptent maintenant sur les doigts d'une seule main. La 20e Biennale des Antiquaires, quant à elle, aura lieu en septembre. Les professionnels en attendent beaucoup mais cette manifestation s'est également essoufflée depuis 1990 et a perdu de sa superbe aura au profit de la foire de Maastricht dont le succès lui fait de l'ombre. En fait, la Biennale s'appauvrit en objets sublimes et souffre de l'exiguité des locaux du Carrousel du Louvre en regard de la somptuosité du Grand Palais où elle avait lieu auparavant. Et puis, la Biennale a été forcée ces derniers temps d'accepter des exposants spécialisés en art moderne et contemporain pour attirer plus de visiteurs et pallier à une baisse du nombre des antiquaires prestigieux qui se sont montrés moins fidèles. Ce changement de cap apparaît en fait plus comme un aveu de faiblesse de la part des organisateurs de cette manifestation plus qu'autre chose car celle-ci a toujours été censée ne regrouper que des antiquaires. Y mêler des spécialistes de l'art contemporain c'est somme toute chercher à combler des vides et non vraiment à lui donner du sang neuf. En conclusion, la Biennale n'est plus ce qu'elle était il y a encore une décennie de cela et se débat maintenant dans un jeu complexe de maux croisés... Nouvelle rencontre avec «Ben Claude» qui n'arrive plus à faire authentifier quoi que ce soit depuis la découverte de son Monet. Il fait grise mine en me montrant la photo d'un tambourin peint en bleu foncé sur lequel figure un buveur et qui porte la signature «P. Ruiz», celle que Picasso utilisa avant 1900. Au dos de la photo, je lis un commentaire de Maya Picasso, sa fille, laquelle estime qu'il ne s'agit nullement d'une oeuvre du grand maître. Ca ressemble pourtant à du Picasso mais en conclusion, ce n'est, dirai-je, que du «picaglace». Il sort une autre photo de son sac qui représente des pommes et me demande si ça ne serait pas de Cézanne. Ce tableau paraît trop sombre et me fait penser plutôt à l'oeuvre d'un peintre de l'école de Pont-Aven. Peut-être Gauguin, Laval ou Slewinsky. Le regard de «Ben Claude» s'allume, le voilà à nouveau prêt à rêver mais il va lui falloir cravacher dur pour franchir les obstacles de l'expertise...
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