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Dans la voûte céleste des grands peintres, on ne voit parfois que les toiles de Picasso (AD)
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Le journal d'un fou d'art
Les fous d'art, ivres de savoir et de découvertes, riches ou moins nantis et sans cesse à l'affût des nouvelles relatives au marché de l'art, forment une belle légion à travers le monde. Sans eux, ce marché n'aurait donc sûrement rien de légendaire. Depuis plus d'une quinzaine d'années, Adrian Darmon a donc rassemblé à travers plus de 2200 pages de multiples anecdotes souvent croustillantes sur les chineurs, amateurs et autres acteurs de cet univers plutôt incroyable et parfois impitoyable.
VIIème Chapitre
RUMEURS, TU MEURS…
01 Mars 2001 |
Vendredi 23 mars, pèlerinage hebdomadaire aux Puces où les pièces intéressantes sont toujours aussi rares. Je n'ai finalement vu qu'un beau tableau de fleurs de Peter Verbruggen daté de 1697 dans un stand de la rue Paul Bert, proposé cependant à 160 000 FF, soit 30% au-dessus du prix estimé par Charles Bailly qui s'est donc abstenu de l'acheter. Vers 6 heures 30, le marchand du marché Paul Bert qui a récemment acquis pour presque rien un portrait de Juif au bonnet de fourrure de l'école de Rembrandt auprès d'un noble et ce, grâce à la compagne antisémite de ce dernier qui ne «voulait pas d'un cet horrible personnage» chez elle, me raconte en frémissant qu'il est persuadé que cette huile sur toile est de la main même du maître hollandais. Il me convie dans un café pour me montrer la photo de son trésor que j'examine alors sans ressentir d'emblée l'émotion qui me saisit d'habitude face à un Rembrandt. - Sincèrement, je penche plutôt pour un travail d'atelier. A mon avis, il peut s'agir d'un de Coninck… Mon interlocuteur me répond qu'un expert parisien lui a effectivement suggéré le nom de cet élève de Rembrandt mais que 24 heures après lui avoir rendu visite un homme était venu sonner chez lui pour lui demander s'il était vendeur de ce tableau. «Je n'avais parlé de ma trouvaille à personne d'autre que l'expert et cette visite impromptue m'a fait quelque peu tiquer,» me dit-il en me suppliant de mieux regarder la photo qu'il m'affirme être de mauvaise qualité tout en ajoutant que je devrais peut-être venir chez lui examiner ce tableau, car plus spectaculaire en réalité, qui est à ses yeux un pur chef d'oeuvre. J'examine donc le cliché d'une manière plus attentive et note que la main gauche, le collier en or et la ceinture en étoffe du personnage représenté ont peut-être quelque chose à voir avec le pinceau de Rembrandt, ce qui pourrait signifier que ce tableau aurait été exécuté sous sa direction dans son atelier. Il me révèle alors qu'il a montré le tableau à un antiquaire du quartier de la Rive Gauche à la suite d'un événement fortuit qui n'a pas manqué de le troubler. - J'avais été un jour chez cet antiquaire alors qu'il se faisait lire son avenir immédiat par un cartomancien spécialiste du jeu de tarots lequel m'avait alors invité à faire de même. J'avais hésité car d'habitude, je fuis les diseurs de bonne aventure comme la peste mais l'antiquaire et le tireur de cartes avaient insisté. Malheur ! J'avais choisi la plus mauvaise carte et ce dernier m'avait alors annoncé de gros problèmes en perspective. Eh bien, ça n'avait pas loupé et cette prédiction m'avait par la suite plutôt secoué. Dernièrement, je suis revenu voir l'antiquaire et, le croyant seul, je suis monté à l'étage pour... me retrouver nez à nez avec le cartomancien qui, naturellement, n'a pas manqué de me demander de tirer une carte. Instruit de ma première expérience, j'ai salement hésité avant de céder à la tentation, mais là, j'ai sélectionné au hasard une carte qui lui a fait dire tout de go que j'allais toucher le jackpot grâce à un homme barbu, ce qui m'a fait immédiatement penser au personnage du tableau. Je n'ai pu m'empêcher d'en parler à l'antiquaire qui m'a alors convaincu de lui laisser jouer le rôle d'un intermédiaire avec un grand marchand.
Maintenant, il a rendez-vous ce mardi avec ce marchand en question qui a vite manifesté un vif intérêt pour ce tableau mais à présent, il craint de voir ce dernier lui faire une offre bâtarde. «Si c'est un de Coninck, ça vaut dans les 400 000 FF. Si «X» m'offre entre un et deux millions de FF, je vais immanquablement me poser des questions», indique-t-il en arborant une grimace inquiète. Effectivement, une offre de l'ordre d'un ou deux millions de FF voudrait dire que ce tableau ne serait pas de de Coninck mais à tout le moins d'un peintre plus coté, voire de l'atelier même de Rembrandt, ce qui signifierait qu'il vaudrait au bas mot dix millions FF sur le marché. « J'ai donc peur de me planter et d'apprendre plus tard que ce tableau est bien de l'atelier de Rembrandt», ajoute-t-il en se mordillant la main. Bref, il ne sait pas comment s'y prendre si «X» montre son désir d'acheter ce tableau qui est peut-être synonyme de fortune. - Je pense qu'il semble nécessaire de la jouer fine. Tu n'as qu'à glisser subrepticement dans la conversation que tu as absolument cherché à rester discret quant à ta trouvaille mais que quelqu'un, informé on ne sait comment, est venu te harceler pour t'offrir une grosse somme pour celle-ci. Cela pourrait ainsi te permettre de suggérer indirectement un plancher de prix auquel «X» sera obligatoirement confronté, ce qui, au cas où il voudrait absolument acheter ce tableau, le forcerait à faire une offre supérieure… Le marchand pense que mon idée mérite d'être étudiée mais hésite encore quant à la stratégie à adopter tout en sachant que face aux grands marchands, il n'est encore pas de taille à lutter, que si on lui offre 5 ou 6 millions FF, le tableau vaut alors au moins trois fois plus et que par dessus le marché, l'antiquaire qui lui sert d'intermédiaire touchera probablement une commission pratiquement égale à la somme qui lui serait proposée. Cruel dilemme mais je ne suis pas à sa place. Il lui reste donc à défendre seul ses intérêts au mieux au cours de ce rendez-vous crucial pour son avenir professionnel. Rumeurs… Elles courent comme des feux follets parmi les marchands dont plus d'un ne sait pas tenir sa langue. Il suffit ainsi de glaner çà et là des confidences pour être rapidement au courant des petits secrets des uns et des autres et j'avoue qu'il est assez facile d'apprendre des choses incroyables chaque vendredi matin aux Puces. Quelques minutes plus tard, un marchand de Serpette me révèle ainsi qu'un de ses voisins a réalisé un superbe coup après avoir soumis à un expert parisien un dessin de de Cock, un artiste flamand du XVIe siècle.
L'expert n'avait estimé ce dessin que 35 000 FF et le marchand avait réfléchi quant à le lui confier pour une vente aux enchères mais à l'instant où il pesait le pour et le contre quant à donner sa décision, un collaborateur du spécialiste était intervenu pour déclarer qu'il se souvenait que celui-ci avait vendu un dessin de Cock deux ans auparavant à Drouot. Cette remarque n'avait pas manqué d'intriguer le marchand qui avait demandé finalement à réfléchir. Il s'était notamment dit sur le coup que le fait de se souvenir aussi parfaitement de de Cock au sein de ce cabinet d'expertise qui avait par ailleurs vendu des dessins de centaines d'autres artistes durant les mois écoulés, paraissait plutôt incongru et cela lui fit subodorer que l'estimation qu'on lui avait donnée semblait anormalement basse. Déterminé à en savoir plus, il avait été voir un autre spécialiste qui lui avait annoncé que ce dessin valait certainement plus cher et qu'il pouvait se charger d'en négocier la vente en privé. Résultat : il fut acquis par le Getty Museum pour la somme de 2,5 millions de francs. On peut donc se poser légitimement des questions au sujet de cette histoire, à savoir si l'expert était vraiment à côté de la plaque en faisant une estimation vaseuse ou plutôt enclin à profiter de l'ignorance du petit marchand car entre 35 000 FF et 2,5 millions FF, il y a ce que j'appellerai un gouffre vertigineux. Rumeurs… Je n'ai pas fini d'enregistrer cette belle histoire que j'apprends de la bouche d'un autre marchand qu'un de ses confrères a tant et si bien bavé sur sa magnifique trouvaille, vendue récemment plusieurs millions FF à un ponte du marché de l'art, que son cocorico tonitruant a fini par parvenir aux oreilles des gens du fisc qui n'ont pas manqué de lui tomber dessus. En voilà un qui n'a pas compris que le silence est d'or. Ce hâbleur, que je surnommerai ici «Trick», ne manque en fait jamais de faire parler de lui comme s'il avait un besoin obsédant de prouver qu'il existe. Actif dans le milieu des antiquités depuis plus d'une vingtaine d'années, il a réussi à se faire détester par nombre de ses confrères dont certains veillent à l'éviter car il représente souvent une source d'ennuis de toutes sortes. Devenu rapidement spécialiste des coups bas, cet amateur de gros cigares (coups bas rimant ici si bien avec Cuba) a commencé sa carrière dans les marchés ou les artères commerçantes des beaux quartiers, où les brocanteurs se livrent une guerre sans merci pour annexer un coin de trottoir. C'est par ce système du panonceau «Achats-Ventes d'antiquités» que les antiquaires peuvent espérer s'ouvrir les portes de riches particuliers et dans la lutte pour la conquête de territoires hautement convoités, «Trick» s'est montré le plus fort en employant des méthodes plutôt musclées contre ses rivaux. Ce personnage n'a reculé devant rien pour se faire une place au soleil tout en glanant des pièces exceptionnelles au fil de visites fructueuses chez de candides particuliers qu'il a pu facilement duper. Fricotant avec des gens plutôt douteux, aimant se faire passer pour un caïd, ce frimeur a plus d'une fois été inquiété pour d'importants recels, ce qui, dit-on avec insistance dans le milieu des antiquaires, l'aurait amené par la force des choses à devenir «indic» pour ne pas moisir plus d'une fois en prison. N'empêche, malgré ses multiples ennuis qui auraient pu lui valoir une interdiction d'exercer, il a poursuivi ses activités comme si de rien n'était. Allez comprendre comment et pourquoi…
Certains marchands le honnissent à tel point que certains d'entre eux rêvent sans cesse de se venger de lui férocement alors que d'autres font étrangement abstraction de sa sale réputation en continuant de traiter des affaires avec lui, attirés comme des mouches par les quelques pièces splendides qu'il déniche de temps à autre grâce à quelques bonnes adresses. On constate malheureusement que l'appât du gain chez l'homme est souvent plus fort que tout et que des professionnels qui clament leur intégrité la main sur le cœur sont parfois prêts à faire alliance avec le diable pour s'enrichir un peu plus. On ne changera pas de sitôt la nature humaine…
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