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Une oeuvre d'art n'appartient pas à celui qui la regarde mais à celui qui sait la regarder (Marcel Duchamp)
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Le journal d'un fou d'art
Les fous d'art, ivres de savoir et de découvertes, riches ou moins nantis et sans cesse à l'affût des nouvelles relatives au marché de l'art, forment une belle légion à travers le monde. Sans eux, ce marché n'aurait donc sûrement rien de légendaire. Depuis plus d'une quinzaine d'années, Adrian Darmon a donc rassemblé à travers plus de 2200 pages de multiples anecdotes souvent croustillantes sur les chineurs, amateurs et autres acteurs de cet univers plutôt incroyable et parfois impitoyable.
Xème Chapitre
LES BONS PLANS DE J.R
01 Août 2001 |
Cet article se compose de 2 pages.
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Refroidi par ma réponse, J.R range sa «merveille» en maugréant puis extirpe de son sac un autre tableau en m'annonçant que là, sa trouvaille est autrement plus importante. Au premier coup d'œil, je reconnais le style de Picasso dans ce portrait de femme mais nullement la patte du maître tellement il y a d'erreurs et d'incohérences dans les lignes et les couleurs rencontrées sur cette toile. - Vous voudriez encore me faire croire qu'il s'agit là d'un authentique Picasso? «Vous ne reconnaissez pas Dora Maar ? L'âge de la toile indique d'ailleurs que ce portrait aurait été peint durant les années 1920, peu après sa première rencontre avec Picasso», me dit-il avec un aplomb incroyable. «Le problème est que cette première rencontre, favorisée si je ne m'abuse par Eluard, date de 1936», lui dis-je en rigolant doucement. J.R s'énerve tout en continuant à prétendre que Picasso et Dora Maar s'étaient rencontrés vers 1925. A bout de patience, je me tourne vers ma bibliothèque et m'empare du Bénézit pour lui démontrer illico le contraire. Placé enfin devant l'évidence, il se met à balbutier et se fait mielleux en me soulignant qu'après tout son erreur de date est plutôt sans importance et que ce tableau a en fait pu être réalisé vers 1936. - J'ignore qui a peint cette mièvrerie mais je maintiens qu'il ne s'agit certainement pas de Picasso. Ma réponse le laisse pantois et histoire d'amplifier son dépit, je me permets de sortir quelques catalogues de vente pour lui montrer des œuvres du maître peintes entre 1935 et 1940. Bien entendu, celles-ci ne ressemblent ni de près ni de loin avec la nullité qu'il vient de me présenter mais, têtu comme une mule, ce bougre de J.R persiste à penser qu'elle est bien de sa main. De guerre lasse, il ne me reste plus qu'à lui suggérer de coller cette croûte à un de ces gogos qui n'ont pas encore compris qu'il était risqué de croiser sa route. Décontenancé mais nullement abattu, J.R se permet de me demander de lui prêter le catalogue de la vente de la collection de Dora Maar qui, affirme-t-il, lui permettra de convaincre un amateur de lui acheter son tableau. Je ne sais comment il a pu déceler de quelconques corrélations entre celui-ci et les œuvres représentées dans ce bouquin, toujours est-il qu'il a filé avec celui-ci sous le bras et qu'il est probable que je vais devoir courir longtemps pour le récupérer. Jeudi 2 août, Enrico Navarra a donné une grande fête du côté de Saint-Tropez pour inaugurer son exposition estivale d'art contemporain. Il n'y a eu pratiquement que du beau monde à ce raout auquel était notamment convié François Pinault et sa famille. Décidément, Navarra s'y connaît diablement en marketing… Vendredi 3 août, il n'y a pas grand monde au marché aux Puces de Saint-Ouen où quelques marchands désireux de rentrer de l'argent pour partir en vacances ont cependant amené de la bonne marchandise, notamment des pendules ou des instruments scientifiques du XVIIIe siècle. L'un d'eux me montre un tableau hollandais peint vers 1700 représentant une kermesse avec de nombreux personnages, dont des acteurs de la Comedia dell'Arte, une œuvre assez séduisante pour laquelle il demande 250 000 FF, un prix qui me semble exagéré. Il affirme avoir acheté cette toile pour 150 000 FF chez un particulier mais à mon avis, celle-ci ne vaut guère plus. A tout hasard, je lui suggère de prendre contact avec un ami qui sera peut-être en mesure de lui faire une offre raisonnable. A vouloir aider les gens, on s'expose parfois à quelques désagréments et c'est ce qui est arrivé puisque vers 21 heures l'ami en question m'a téléphoné pour me dire qu'il avait acheté le tableau pour 160 000 FF mais qu'une fois revenu à son magasin, il avait trouvé un catalogue de vente prouvant que celui-ci avait été adjugé pour 107 000 FF en juillet 2000 à Drouot. Et de m'annoncer qu'il avait rappelé le marchand pour lui rendre cette toile qu'il jugeait «grillée» sur le marché. «Tout se sait très vite dans le circuit et le marchand a fait plutôt preuve de stupidité en m'affirmant que cette toile était restée durant plusieurs années dans la collection d'un particulier», me dit mon interlocuteur apparemment agacé par sa mésaventure. Bref, j'aurais mieux fait de ne pas le brancher sur cette maudite affaire. A l'avenir, je ferais peut-être d'ailleurs bien de ne plus jouer les entremetteurs… Samedi 4 août, le temps est lourd et nuageux en ce jour honni par tout garde suisse. Ma promenade à Saint-Ouen est brève car de nombreux stands sont fermés. Au marché Jules Vallès, «Doc Mich» me montre sa dernière trouvaille : d'énormes toiles qui ont servi aux décors des pièces «La Péricole» et «Barbe Bleue» peintes dans les années 1950 par Jean Carzou. Il a fallu trois énormes camions pour déménager ces éléments entreposés dans un hangar et certains d'entre eux ont même dû être découpés au cutter pour pouvoir être placés dans les véhicules. Il y a là des décors sans intérêt mais d'autres, exécutés avec maestria, sont d'authentiques chefs d'œuvre. «C'est de la camelote pour les Américains», me glisse «Doc Mich» qui semble tout heureux d'avoir déniché ce lot impressionnant pour trois fois rien. Il a parfaitement raison car ces gigantesques toiles trouveraient difficilement leur place dans une construction française. Le problème est qu'il va lui falloir attendre quelques semaines pour assister au retour des acheteurs américains qui sont « out » en août…
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Imprévisible, insaisissable, impayable, tel le "Nautilus", ce sacré J.R a refait subitement surface ce lundi 30 juillet après des semaines de silence. Explication : il n'a rien trouvé de valable durant un bon trimestre et a vivoté jusqu'au moment où la chance lui a enfin souri. C'est ainsi qu'il est parvenu tout récemment à se mettre bien avec une dame âgée de plus de 85 ans laquelle a eu la particularité d'être en relation avec plusieurs grands marchands, dont Georges Wildenstein, il y a de cela plus d'un demi-siècle. En possession d'une impressionnante collection de dessins anciens et de tableaux, Mademoiselle H. lui a donc cédé quelques pièces intéressantes pour arrondir ses fins de mois sans toutefois aller jusqu'à lui ouvrir la porte de sa caverne d'Ali Baba. Comment l'a-t-il rencontrée ? Tout simplement en chinant sur une foire à la brocante où il a trouvé quelques dessins qu'elle avait confiés à un ami. Pas bête, J.R a profité de l'occasion pour obtenir son numéro de téléphone auprès de ce dernier et celle-ci a ensuite consenti à le rencontrer dans un café proche de son domicile. Certes, elle ne lui a pas vendu des chefs d'œuvre pour l'instant mais il ne désespère pas de la voir lui apporter des choses valables d'ici peu. Le connaissant assez bien, j'imagine qu'il utilisera toutes les ruses possibles pour parvenir à ses fins mais rien ne dit que ce sera du gâteau. En attendant, il paraît tout excité après avoir écouté la vieille lui dire que son appartement regorgeait de dessins anciens et de tableaux sur lesquels il compte bien mettre la main une fois qu'il l'aura mise en confiance. Le problème est que s'il n'est pas à court d'idées, il l'est question argent et qu'il cherche maintenant les moyens nécessaires pour réussir sa razzia. Et là, ça ne sera guère facile, vu qu'il s'est mis à dos pas mal de gens parmi ceux qu'il a grugés. Il me demande à tout hasard si je connais d'éventuels bailleurs de fonds qui pourraient l'aider à acquérir une bonne partie de la collection de Mlle H. mais, ne désirant être aucunement impliqué dans ses magouilles qui se traduisent toujours par des prêts non remboursés, je lui réponds qu'hélas non. Sur le coup, l'animal se renfrogne puis me demande subitement si deux tableaux « étonnants » qu'il a découverts dans une brocante ne seraient pas susceptibles de m'intéresser. « Voilà, j'ai un Miro des années 1930… Il est superbe non ? », me dit-il d'une voix qui se veut convaincante en sortant de son sac un tableau plutôt crasseux. J'examine la toile qu'il a mise sous mes yeux mais ne puis m'empêcher d'éclater immédiatement de rire en constatant qu'il s'agit plutôt d'un pastiche grossièrement exécuté. - Ca, un Miro ? Vous voulez rire ? Même un peintre débutant aurait fait beaucoup mieux… Il se fâche brutalement et tente de me prouver par A+B que j'ai tort tout en me montrant le dos de la toile qui semble effectivement assez ancienne. - J'admets que la toile peut se révéler être un indice intéressant mais ce qui est peint dessus ne vaut pas tripette. A vrai dire, son auteur a peut-être eu la reproduction d'un authentique Miro sous les yeux mais a massacré sa copie simplement parce qu'il devait être lui-même complètement miro…
Refroidi par ma réponse, J.R range sa «merveille» en maugréant puis extirpe de son sac un autre tableau en m'annonçant que là, sa trouvaille est autrement plus importante. Au premier coup d'œil, je reconnais le style de Picasso dans ce portrait de femme mais nullement la patte du maître tellement il y a d'erreurs et d'incohérences dans les lignes et les couleurs rencontrées sur cette toile. - Vous voudriez encore me faire croire qu'il s'agit là d'un authentique Picasso? «Vous ne reconnaissez pas Dora Maar ? L'âge de la toile indique d'ailleurs que ce portrait aurait été peint durant les années 1920, peu après sa première rencontre avec Picasso», me dit-il avec un aplomb incroyable. «Le problème est que cette première rencontre, favorisée si je ne m'abuse par Eluard, date de 1936», lui dis-je en rigolant doucement. J.R s'énerve tout en continuant à prétendre que Picasso et Dora Maar s'étaient rencontrés vers 1925. A bout de patience, je me tourne vers ma bibliothèque et m'empare du Bénézit pour lui démontrer illico le contraire. Placé enfin devant l'évidence, il se met à balbutier et se fait mielleux en me soulignant qu'après tout son erreur de date est plutôt sans importance et que ce tableau a en fait pu être réalisé vers 1936. - J'ignore qui a peint cette mièvrerie mais je maintiens qu'il ne s'agit certainement pas de Picasso. Ma réponse le laisse pantois et histoire d'amplifier son dépit, je me permets de sortir quelques catalogues de vente pour lui montrer des œuvres du maître peintes entre 1935 et 1940. Bien entendu, celles-ci ne ressemblent ni de près ni de loin avec la nullité qu'il vient de me présenter mais, têtu comme une mule, ce bougre de J.R persiste à penser qu'elle est bien de sa main. De guerre lasse, il ne me reste plus qu'à lui suggérer de coller cette croûte à un de ces gogos qui n'ont pas encore compris qu'il était risqué de croiser sa route. Décontenancé mais nullement abattu, J.R se permet de me demander de lui prêter le catalogue de la vente de la collection de Dora Maar qui, affirme-t-il, lui permettra de convaincre un amateur de lui acheter son tableau. Je ne sais comment il a pu déceler de quelconques corrélations entre celui-ci et les œuvres représentées dans ce bouquin, toujours est-il qu'il a filé avec celui-ci sous le bras et qu'il est probable que je vais devoir courir longtemps pour le récupérer. Jeudi 2 août, Enrico Navarra a donné une grande fête du côté de Saint-Tropez pour inaugurer son exposition estivale d'art contemporain. Il n'y a eu pratiquement que du beau monde à ce raout auquel était notamment convié François Pinault et sa famille. Décidément, Navarra s'y connaît diablement en marketing… Vendredi 3 août, il n'y a pas grand monde au marché aux Puces de Saint-Ouen où quelques marchands désireux de rentrer de l'argent pour partir en vacances ont cependant amené de la bonne marchandise, notamment des pendules ou des instruments scientifiques du XVIIIe siècle. L'un d'eux me montre un tableau hollandais peint vers 1700 représentant une kermesse avec de nombreux personnages, dont des acteurs de la Comedia dell'Arte, une œuvre assez séduisante pour laquelle il demande 250 000 FF, un prix qui me semble exagéré. Il affirme avoir acheté cette toile pour 150 000 FF chez un particulier mais à mon avis, celle-ci ne vaut guère plus. A tout hasard, je lui suggère de prendre contact avec un ami qui sera peut-être en mesure de lui faire une offre raisonnable. A vouloir aider les gens, on s'expose parfois à quelques désagréments et c'est ce qui est arrivé puisque vers 21 heures l'ami en question m'a téléphoné pour me dire qu'il avait acheté le tableau pour 160 000 FF mais qu'une fois revenu à son magasin, il avait trouvé un catalogue de vente prouvant que celui-ci avait été adjugé pour 107 000 FF en juillet 2000 à Drouot. Et de m'annoncer qu'il avait rappelé le marchand pour lui rendre cette toile qu'il jugeait «grillée» sur le marché. «Tout se sait très vite dans le circuit et le marchand a fait plutôt preuve de stupidité en m'affirmant que cette toile était restée durant plusieurs années dans la collection d'un particulier», me dit mon interlocuteur apparemment agacé par sa mésaventure. Bref, j'aurais mieux fait de ne pas le brancher sur cette maudite affaire. A l'avenir, je ferais peut-être d'ailleurs bien de ne plus jouer les entremetteurs… Samedi 4 août, le temps est lourd et nuageux en ce jour honni par tout garde suisse. Ma promenade à Saint-Ouen est brève car de nombreux stands sont fermés. Au marché Jules Vallès, «Doc Mich» me montre sa dernière trouvaille : d'énormes toiles qui ont servi aux décors des pièces «La Péricole» et «Barbe Bleue» peintes dans les années 1950 par Jean Carzou. Il a fallu trois énormes camions pour déménager ces éléments entreposés dans un hangar et certains d'entre eux ont même dû être découpés au cutter pour pouvoir être placés dans les véhicules. Il y a là des décors sans intérêt mais d'autres, exécutés avec maestria, sont d'authentiques chefs d'œuvre. «C'est de la camelote pour les Américains», me glisse «Doc Mich» qui semble tout heureux d'avoir déniché ce lot impressionnant pour trois fois rien. Il a parfaitement raison car ces gigantesques toiles trouveraient difficilement leur place dans une construction française. Le problème est qu'il va lui falloir attendre quelques semaines pour assister au retour des acheteurs américains qui sont « out » en août…
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