Vendredi 12 janvier, le marché aux Puces de Saint-Ouen est aussi désert qu'à la veille de Noël. Il faut donc attendre la réouverture de Drouot pour que l'activité des marchands puisse retrouver un rythme de croisière acceptable. Il fait un froid de canard et les allées de Paul Bert sont terriblement dépeuplées.
Je croise Charles Bailly qui semble d'humeur bougonne alors que son frère André vient d'acheter un tableau réalisé par un artiste de second rang représentant une femme en train de peindre dans un atelier. Là, il semble vraiment que les frères Bailly soient en manque pour se rabattre sur des œuvres sans grand intérêt.
Je vais un peu plus loin et m'arrête près du marchand D. V. qui examine un tableau avant de le reposer en faisant la moue. On s'échange nos vœux puis il m'annonce qu'il vient de vendre son stand au marché Serpette après une quinzaine d'années de fidélité aux Puces. Il m'indique chercher d'autre part un magasin plus spacieux que celui qu'il occupe rue de la Grange Batelière, de préférence ailleurs que dans le quartier de l'Hôtel Drouot qui à ses yeux n'est devenu qu'un casino.
«J'en ai plutôt marre de ce quartier où ne viennent que des rigolos prêts à se faire plumer dans les ventes», me dit-il d'une voix dégoûtée tout en ajoutant doctement que la mauvaise situation économique aux Etats-Unis va influer négativement sur le marché de l'art.
Spécialisé dans les tableaux du XIXe siècle, D.V a en partie changé de fusil d'épaule après s'être intéressé au domaine de la photographie au début des années 1990. Les photos sont devenues de plus en plus lucratives à tel point qu'elles représentent plus de la moitié de son chiffre d'affaires annuel.
Ce bon professionnel a néanmoins une fâcheuse tendance à prétendre tout savoir. N'empêche, il a réussi à creuser son trou après être passé du trottoir du marché de Vanves à Serpette avant de s'installer en semaine dans le quadrilatère de Drouot. Il ambitionne de devenir un grand marchand mais il semble toutefois qu'il a encore pas mal de chemin à parcourir pour atteindre les sommets.
Il vient de monter son propre site Internet et vend désormais des clichés en ligne. Fort bien. Mais je ne le comprends pas lorsqu'il se met à digresser comme un professeur sur le sujet et à me dire, à l'opposé de mes convictions, que les gros sites ne survivront pas. Je m'abstiens évidemment de lui répondre puisque je me doute qu'il ne sera pas possible d'avoir le dernier mot avec lui.
Je le quitte en le laissant ancré dans ses certitudes et continue de chiner mais je ne vois rien qui vaille dans les stands, où l'on n'entend que des jérémiades de marchands résignés. Dépité, je me réfugie au «Père Igor», le café-restaurant jouxtant le marché Jules Vallès lequel va ouvrir ses portes à sept heures tapantes.
Les marchands ont des mines désabusées et certains se plaignent de s'être réveillés pour rien. Néanmoins, le sourire enjôleur d'une jolie chineuse prenant son café au comptoir parvient à me faire sortir de ma propre torpeur. Cette fille a manifestement de la classe et ressemble à une de ces charmantes aristocrates portraiturées par Nattier au milieu du XVIIIe siècle. Franchement, ce n'est pas souvent qu'on voit de belles plantes hanter les Puces à pareille heure.
Le marché Jules-Vallès vient d'ouvrir et le café se vide en quelques secondes.
Je n'ai plus qu'à suivre le mouvement sans chercher à trop me presser car j'ai dans l'esprit qu'il n'y a rien à dénicher ce matin. Cinq minutes plus tard, je me paie une bonne dose de rire en entendant un acheteur demander à un marchand d'un air faussement sérieux si ce dernier peut attendre la semaine prochaine pour mettre en banque les 3000 francs en liquide qu'il vient de lui donner pour un objet. Une véritable histoire belge…
L'après-midi, le marchand à qui J.R a emprunté une grande aquarelle représentant l'intérieur du palais Colonna à Rome, m'appelle sur mon portable pour me raconter d'un ton outré que ce dernier vient juste de le voir pour lui proposer de compenser son emprunt par l'échange d'un tableau qui serait du Douanier Rousseau à condition de rajouter trois billets de cinq cents francs. «Ce gredin me doit 1500 balles, qu'il avait promis de me régler il y a plus de quinze jours, mais il a le culot de m'en demander autant en me proposant une croûte truffée de trous portant de plus une signature qui n'a rien à voir avec celle de Rousseau», me dit le marchand scandalisé.
Le problème est que ce fripon de J.R n'a jamais pu rembourser qui que ce soit. Mais à présent, sa cote de popularité qui était déjà au plus bas, semble être tombée en dessous de zéro alors qu'un dépôt de plainte à son encontre lui pend au nez car il semble maintenant plus que jamais aux abois. Le marchand a donné 72 heures à J.R pour le rembourser tout en se doutant qu'il ne parviendra pas à satisfaire son exigence. A moins d'un miracle, ce minable escroc est à bref délai condamné à disparaître, ce qui me forcera bientôt à devoir écrire son oraison funèbre.