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Bernard Palissy faisait tout un plat de son art...(AD)
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Le journal d'un fou d'art
Les fous d'art, ivres de savoir et de découvertes, riches ou moins nantis et sans cesse à l'affût des nouvelles relatives au marché de l'art, forment une belle légion à travers le monde. Sans eux, ce marché n'aurait donc sûrement rien de légendaire. Depuis plus d'une quinzaine d'années, Adrian Darmon a donc rassemblé à travers plus de 2200 pages de multiples anecdotes souvent croustillantes sur les chineurs, amateurs et autres acteurs de cet univers plutôt incroyable et parfois impitoyable.
IVème Chapitre
J.R FRAPPE ENCORE…
01 Décembre 2000 |
Cet article se compose de 3 pages.
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Vendredi 15 décembre, un chineur m'appelle sur mon portable à 6 heures 20 alors que je déambule dans le marché aux Puces de Saint-Ouen. Pour m'appeler de si bonne heure, c'est qu'il a quelque chose d'important à me dire. En effet, il m'annonce d'une voix triomphante qu'il a un dessin de Bazille représentant Manet devant son chevalet et qu'il désire me le montrer pour obtenir mon avis. Passé l'effet de surprise, je lui donne rendez-vous au café à l'entrée de Paul Bert. Le temps de se garer, il arrive cinq minutes plus tard et me montre son «chef d'œuvre» tout en m'indiquant que celui-ci a été vendu à Drouot en juin 1960 comme l'indique d'ailleurs une mention écrite à la main au dos du cadre contenant ce dessin. J'examine le croquis avec attention mais le trait me paraît vraiment trop faible pour être celui de la main de Bazille, initiateur de l'impressionnisme avec Pissarro, Monet et Renoir. Je le retourne encore et lis dans cette mention le mot «copie». - Eh bien, je vois surtout que ce n'est qu'une reprise du dessin original… - Non, non, je t'assure que c'est bien le dessin qui a été vendu en 1960 comme indiqué au dos. J'ai beau lui dire qu'à mon humble avis il s'agit d'une copie mais il s'entête à me faire croire le contraire. Au bout d'un moment, en panne d'argument pour le convaincre, je trouve un prétexte pour couper court à la discussion et prend congé de ce rêveur. Vers 16 heures, je rends visite à un ami. Surprise ! Il est en train de recevoir J.R qui lui propose une croûte inachevée représentant des arbres au bord d'une route en forme de S en lui affirmant qu'il pourrait s'agir d'un Cézanne. A la vue de cette toile innommable, je me mets à rigoler, ce qui a le don de vexer J.R. Mon ami est catégorique, ça ne l'intéresse pas. Ne parvenant pas à lui coller cette « merdouille », J.R sort ensuite une petite plaque émaillée représentant une sainte stylisée à la manière de Maurice Denis portant en bas à gauche la signature «FV». «C'est de Félix Vallotton», affirme alors J.R d'un ton qui se veut persuasif alors que nous arborons des moues dubitatives. Pas plus que mon ami, je n'ai jamais entendu parler d'une production de plaques émaillées par Vollotton et fait remarquer à J.R qu'il n'y a rien dans cet émail qui fasse penser à l'artiste hormis la signature. J.R s'embarque alors dans un long discours au cours duquel il prétend que l'experte en charge des œuvres de Vallotton, réputée cependant comme une chieuse de première, ne se ferait pas prier pour délivrer un certificat pour cet émail qui vaudrait entre 10 000 et 15 000 FF sur le marché. Mon ami se risque alors à demander à J.R le prix qu'il en veut tout en pensant probablement qu'il lui faudra marchander à mort avec cet individu qu'il ne tient guère en haute estime car, tout comme moi, il le considère ni plus ni moins comme un fourbe redoutable.
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Vendredi 15 décembre, un chineur m'appelle sur mon portable à 6 heures 20 alors que je déambule dans le marché aux Puces de Saint-Ouen. Pour m'appeler de si bonne heure, c'est qu'il a quelque chose d'important à me dire. En effet, il m'annonce d'une voix triomphante qu'il a un dessin de Bazille représentant Manet devant son chevalet et qu'il désire me le montrer pour obtenir mon avis. Passé l'effet de surprise, je lui donne rendez-vous au café à l'entrée de Paul Bert. Le temps de se garer, il arrive cinq minutes plus tard et me montre son «chef d'œuvre» tout en m'indiquant que celui-ci a été vendu à Drouot en juin 1960 comme l'indique d'ailleurs une mention écrite à la main au dos du cadre contenant ce dessin. J'examine le croquis avec attention mais le trait me paraît vraiment trop faible pour être celui de la main de Bazille, initiateur de l'impressionnisme avec Pissarro, Monet et Renoir. Je le retourne encore et lis dans cette mention le mot «copie». - Eh bien, je vois surtout que ce n'est qu'une reprise du dessin original… - Non, non, je t'assure que c'est bien le dessin qui a été vendu en 1960 comme indiqué au dos. J'ai beau lui dire qu'à mon humble avis il s'agit d'une copie mais il s'entête à me faire croire le contraire. Au bout d'un moment, en panne d'argument pour le convaincre, je trouve un prétexte pour couper court à la discussion et prend congé de ce rêveur. Vers 16 heures, je rends visite à un ami. Surprise ! Il est en train de recevoir J.R qui lui propose une croûte inachevée représentant des arbres au bord d'une route en forme de S en lui affirmant qu'il pourrait s'agir d'un Cézanne. A la vue de cette toile innommable, je me mets à rigoler, ce qui a le don de vexer J.R. Mon ami est catégorique, ça ne l'intéresse pas. Ne parvenant pas à lui coller cette « merdouille », J.R sort ensuite une petite plaque émaillée représentant une sainte stylisée à la manière de Maurice Denis portant en bas à gauche la signature «FV». «C'est de Félix Vallotton», affirme alors J.R d'un ton qui se veut persuasif alors que nous arborons des moues dubitatives. Pas plus que mon ami, je n'ai jamais entendu parler d'une production de plaques émaillées par Vollotton et fait remarquer à J.R qu'il n'y a rien dans cet émail qui fasse penser à l'artiste hormis la signature. J.R s'embarque alors dans un long discours au cours duquel il prétend que l'experte en charge des œuvres de Vallotton, réputée cependant comme une chieuse de première, ne se ferait pas prier pour délivrer un certificat pour cet émail qui vaudrait entre 10 000 et 15 000 FF sur le marché. Mon ami se risque alors à demander à J.R le prix qu'il en veut tout en pensant probablement qu'il lui faudra marchander à mort avec cet individu qu'il ne tient guère en haute estime car, tout comme moi, il le considère ni plus ni moins comme un fourbe redoutable.
«J'en demande 1500 FF», annonce J.R qui nous révèle en même temps qu'il avait acheté un Vallotton non signé pour 600 FF qu'il avait par la suite revendu 370 000 FF à Drouot il y a environ cinq ans. Mon ami me regarde d'un air stupéfait puis s'extasie au sujet de cette splendide opération. Nous ignorions ce coup réalisé par ce diable de J.R qui semble avoir plus d'un tour dans son sac et sait si bien cacher son jeu vis-à-vis des autres. «1500 FF ? Ca me semble exagéré pour un pareil bidule. Je vous en propose 700…», lui répond-il. J.R grimace avant de lui dire qu'il pourrait finalement se séparer de son émail pour mille francs. - Non… J'ai dit 700 et me pose encore la question de savoir si ça en vaut la peine… - Alors 900… - Je n'irai pas plus loin que 700… - Coupons la poire en deux. 800… - Bon, 800… L'affaire est donc conclue mais alors que mon ami lui remet l'argent, je ne puis m'empêcher de demander à J.R s'il a trouvé des choses intéressantes dernièrement. - Euh…Oui… Effectivement, quelques trucs qui pourraient valoir le jus…. - Vous semblez bien cachottier . Vous pourriez quand même en dire plus… Pas facile de tirer les vers du nez de ce petit malin qui n'apporte à d'éventuels acheteurs que des trucs impossibles à authentifier, achetés trois francs six sous, qu'il revend souvent à des prix dingues tout en cherchant en fait à garder pour lui les bonnes pièces chinées ça et là. - Eh bien, j'ai trouvé un portrait de femme berbère par Emile Bernard, un panneau de Hermann Max Pechstein représentant trois filles nues, un autoportrait de Suzanne Valadon, un nu sur carton d'Emile Othon Friesz et de l'argenterie allemande du XVIIIe siècle, une cafetière, une verseuse et un plateau, le tout pesant près de 10 kilos… Il y a de quoi rester baba à l'énoncé de pareilles découvertes faites en moins de trois semaines par ce chineur qui n'hésite pas à user ses semelles jusqu'à la trame pour écumer sans cesse les foires et les boutiques de brocante de la région parisienne. On le presse de questions et le rusé J.R finit par avouer qu'il a acheté le Bernard pour quarante francs, le lot de pièces d'argenterie pour 400 francs auprès de l'héritier d'une famille noble, le Friesz pour trois cents francs, le Valadon pour huit cents et le Pechstein pour à peine trois mille francs. Quand je dis «acheté», c'est en fait souvent avec l'argent des autres… Il n'est cependant pas dit que toutes ses trouvailles seront authentifiées mais il suffirait que l'une d'elles le soit pour mettre J.R à l'abri du besoin durant quelques mois. En attendant, il semble prendre les gens pour des imbéciles en tapant sans cesse Pierre, Paul ou Jacques qu'il oublie de rembourser au passage et dont l'argent emprunté sert en fait à l'achat de quelques merveilles. Sacrée canaille !
Nous nous permettons alors de lui reprocher vivement de ne présenter en fait que des croûtes ou des objets sans intérêt à vendre pour financer ses meilleurs achats, ce qui a pour effet de le cabrer. - Je pense que vous devez parfois avoir envie de conserver des pièces intéressantes, non ? Nous lui répondons en chœur que comme tout collectionneur, nous sommes aussi parfois amenés à vendre des œuvres par nécessité et que dans sa situation il sera bien forcé de se séparer d'un de ses trésors pour pouvoir se renflouer. Tout en remballant son pseudo Cézanne, J.R arbore un sourire contrit. Je sais par expérience qu'il finira par contacter prochainement un de ses acheteurs pour lui présenter une de ses merveilles et que ce jour là, il se fera "égorger" bien que rien ne nous dit que la pièce qu'il aura vendue sera finalement reconnue comme bonne par un expert.
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