L'émergence depuis 20 ans de nombreux collectionneurs russes aisés a bouleversé la donne sur le marché de l'art tant leur boulimie d'achats a été spectaculaire au point qu'ils ont voulu imiter les grands découvreurs de l'époque tsariste sans toutefois les égaler.
La chute du Mur de Berlin puis les profonds changements intervenus en Russie ont permis l'éclosion d'une caste de nouveaux riches souvent issus des arcanes du KGB ou du FSB lesquels ont bâti d'étonnantes fortunes tout en désirant asseoir leur position sociale à travers des achats massifs d'oeuvres d'art à condition de ne pas se mettre à dos les dirigeants du pays et notamment Vladimir Poutine, capable à tout moment de défaire ce qu'il a bien voulu tolérer.
On a ainsi vu le milliardaire Vladimir Poutanin, grand mécène du musée de l'Ermitage, acheter pour plusieurs millions de dollars la quasi-totalité de la vente Johnson de précieux oeufs impériaux de Karl Fabergé lors d'une vente organisée en 2003 par Sotheby's et d'autres nouveaux riches rapatrier avec gourmandise une bonne partie du patrimoine russe bradé du temps de Staline et ce, sans compter leur argent.
C'est avant tout l'obsession de se mettre en avant et le désir profond de se rappeler qu'ils sont riches qui les ont poussés à devenir des collectionneurs afin de conforter leur nouveau statut et de faire partie à part entière des élites de la Russie avec l'envie d'imiter ceux qui à l'époque tsariste amassèrent des tableaux de maîtres dans leurs palais. Alors, ils ont acheté à profusion des tableaux russes du XIXe siècle et de leurs compatriotes émigrés qui formèrent l'Ecole de Paris entre les années 1920 et 1940 en n'hésitant pas à faire valser les enchères dans de nombreuses ventes comme en 2004 à Sotheby's qui obtint un score de près de 11 millions de livres sterling lors d'une vacation londonienne restée mémorable. Ce jour là, les records tombèrent pour des oeuvres d'Aïvazovsky, Korovine, Makowski, Nesterov et Dawe raflés par des collectionneurs de Moscou ou de Saint-Pétersbourg.
Pour élargir leur champs d'action, les collectionneurs russes ont évidemment été miser sur l'art contemporain des artistes de leur pays après avoir été gavés durant des années d'oeuvres socio-réalistes produites selon les recommandations du pouvoir communiste. Ils ont aussi acheté des oeuvres de Warhol, un des rares artistes occidentaux connus en Russie mais ceux-ci sont restés délaissés. En fait, les collections russes sont constituées en majorité d'oeuvres d'artistes autochtones comme Boulatov ou Kabakov, ce qui ceut dire que les amateurs sont restés imperméable à l'art étranger.
En réalité, il n'y a qu'une cinquantaine de collectionneurs d'art contemporain en Russie, ce qui reste marginal d'autant plus que le régime au pouvoir ne fait strictement rien pour la promotion de l'art. Seuls les collectionneurs et certains clubs réunissant des hommes d'affaires s'activent dans ce domaine en soutenant eux-mêmes les artistes avec leurs propres deniers, comme le font Daria Joukova, la jeune compagne du milliardaire russe Roman Abramovitch installé à Londres qui a créé en 2008 le centre d'art contemporain le Garage ou Maria Baïbakov qui est à la tête du Art Project Baïbakov.
Abramovitch, qui au passage a perdu la moitié de sa fortune lors de la crise de 2008, a été un des rares amateurs russes à acquérir des oeuvres d'artistes étrangers en déboursant en 2008 75 millions d'euros pour des toiles de Francis Bacon ou de Lucian Freud sans qu'on sache si sa démarche était de se faire plaisir ou de réaliser un investissement. Néanmoins, on sait que les collectionneurs russes ont souvent été motivés par la passion vu qu'après la crise de septembre 2008, aucun d'eux n'a remis en vente ce qu'il avait acheté aux enchères.
Il convient d'ailleurs de signaler qu'il y avait déjà des collectionneurs passionnés en Russie avant la chute du Communisme mais qu'à l'époque, ils n'osaient pas se manifester au grand jour sans compter que leurs collections se limitaient souvent à de l'argenterie, de la porcelaine, des objets et des tableaux produits avant le début du XXe siècle.
Rappelons aussi que les Russes ont toujours aimé collectionner, comme ce fut le cas avant la Révolution de 1917 pour des amateurs avisés comme Chtoukine ou Morozov qui furent parmi les premiers à acheter des oeuvres impressionnistes ou à avoir des contacts avec des artistes étrangers, notamment Matisse et Picasso. Chtoukine s'offrit une fresque de Matisse, "La Danse", pour décorer sa demeure et acquit de nombreux chefs d'oeuvre cubistes de Picasso avant d'ouvrir en 1907 ses collections au public qui, chaque dimanche, pouvait admirer ses magnifiques acquisitions.
Les collections de Chtoukine furent saisies après la Révolution et ce dernier émigra en Allemagne en 1919 avant de s'installer en France où il mourut en 1936 tandis que ses tableaux et ceux de Morozov allèrent enrichir les collections du Musée Pouchkine et de l'Ermitage.
Aujourd'hui, nombre de nouveaux collectionneurs veulent imiter leurs aînés sans toutefois posséder leur flair légendaire et surtout les connaissances qui leur permettaient d'opérer des choix judicieux. Ils sont donc souvent obligés de faire appel à des conseillers ou de faire confiance au contenu d'un catalogue de vente pour acheter des oeuvres sans pour autant être capables par eux-mêmes de faire des choix pertinents.
Qu'à cela de ne tienne, un riche russe comme Alexandre Ivanov n'a pas hésité à s'offrir pour 12,5 millions de dollars un oeuf Fabergé en or et émail tandis que Boris Ivanishvili a cassé sa tire-lire en acquérant pour 95 millions de dollars en 2006 un portrait de Dora Maar par Picasso, des prix jugés fous par les observateurs occidentaux mais plutôt normaux pour des nouveaux riches désireux de se faire une place au sein de l'élite de leur pays.
Les batailles d'enchères entre des collectionneurs comme Abramovitch, Alexei Harlam ou Andréi Laskoy ont ainsi fait le bonheur des grandes maisons de vente étrangères plus que ravies de voir leurs bénéfices augmenter au fil des années sauf que la crise a commencé à sévir en Russie et forcé des galeries à fermer. D'importants acteurs de la scène artistique russe tels que Marat Guelman, Elena Selina ou Aïdan Salakhova ont mis la clé sous la porte en ressentant le besoin de redéfinir leurs activités dans un contexte devenu difficile.
Il est vrai que la promotion de l'art en Russie a ses limites du fait qu'elle n'intéresse qu'un contingent de nantis alors que la population vit en grande partie dans la pauvreté au point que nombre de Russes regrettent le temps où le régime communiste pourvoyait à leurs besoins. En l'espace d'une vingtaine d'années, Moscou est devenue une des villes les plus chères au monde alors que ses habitants ont du mal à boucler leurs fins de mois.
La période de l'enthousiasme est passée pour beaucoup d'acteurs du marché de l'art russe obligés de descendre de leur piédestal pour revoir d'urgence leurs stratégies après avoir remarqué que les artistes contemporains russes ne faisaient pas encore recette à l'étranger. De leur côté, les collectionneurs ont commencé à affiner leurs goûts en développant enfin leurs connaissances pour se montrer un peu plus prudents dans les ventes aux enchères.
Le développement de l'art en Russie ne passe donc pas par des collections rapidement constituées mais par une implication active de l'Etat et une amélioration des conditions de vie de ses citoyens qui pour l'instant sont loin d'être décentes. Ce n'est donc pas demain la veille qu'ils franchiront le pas pour acheter des oeuvres, un luxe limité à une centaine de riches collectionneurs restés dans leur tour d'ivoire.
Adrian Darmon