Souvent surnommé le prince des antiquaires suite à ses nombreuses découvertes faites au cours de sa carrière débutée au début des années 1950, Bernard Baruch Steinitz est décédé le 17 octobre 2012 à l'âge de 79 ans.
Autodidacte, Steinitz avait commencé sa carrière avec une charrette à bras à une époque où à peine sortis de la guerre, les Français avaient d'autres préoccupations en tête que de s'intéresser aux vieilleries, ce qui lui avait permis de collecter à vil prix des pièces rares pour ensuite gravir les échelons de sa profession et devenir l'un des plus grands antiquaires du monde.
Steinitz étudiant chez lui par Adrian Darmon (1989)
Affable mais très imbu de lui-même, ce personnage haut en couleurs n'hésitait pas à se lever aux aurores pour aller chiner au marché aux puces de Saint-Ouen où il avait acquis les locaux de la fabrique de piles Wonder qui devinrent rapidement une caverne d'Ali Baba et dans lesquels il redonnait vie à des trouvailles exceptionnelles dont l'état laissait à désirer.
Passionné par les choses du passé, Steinitz avait un flair extraordinaire pour dénicher des meubles et des objets qui avaient fait la splendeur de l'art français des 17e et 18e siècles pour ainsi amasser un stock impressionnant et être considéré comme un nabab parmi ses confrères et les plus grands collectionneurs de la planète.
Pour lui, le mot impossible n'existait pas. Chaque fois qu'un marchand important venait le solliciter pour lui demander une pièce exceptionnelle, il trouvait ainsi le moyen de le satisfaire en moins d'une semaine pour se forger une réputation sans pareille sur le marché de l'art qui lui valut d'être surnommé "l'Hercule Poirot" des antiquités.
Cet as de la découverte ne semblait jamais rassasié comme s'il s'était senti investi de la recherche du Graal sans jamais s'offrir de répit, engagé qu'il semblait être dans une course contre le temps avec le désir constant de faire des coups pour asseoir encore plus sa célébrité. Il disait d'ailleurs souvent que ses découvertes les plus magistrales restaient à faire pour repartir inlassablement à la chasse à l'objet rare.
Né en 1933 à Dijon au sein d'une famille juive émigrée d'un territoire tantôt polonais tantôt russe, Bernard Steinitz avait rapidement attrapé le virus du beau grâce à son père qui, ayant commencé à amasser une collection d'antiquités avant la guerre, lui avait fait découvrir l'univers des salles de vente lorsqu'il avait à peine 13 ans. A partir de là, naquit sa vocation pour ensuite le conduire vers l'olympe du monde de l'art.
Ayant perdu sa mère, native d'Auschwitz, tuée durant la Seconde Guerre Mondiale dans le sinistre camp de concentration du même lieu après avoir été déportée par les nazis qui avaient auparavant spolié la collection de son père, Bernard Steinitz s'acharna d'une part à reconstituer ce que ses parents avaient perdu et d'autre part, à travailler inlassablement avec un sens aiguisé du commerce.
Il eut ainsi la chance de débuter à une époque où le marché de l'art était à peine balbutiant sans compter que les gens n'avaient pas idée de la valeur que les antiquités allaient prendre plus tard.
Fonctionnant à l'instinct, il sut vite se constituer une clientèle de premier plan en s'installant à Paris où il écuma les beaux quartiers à la recherche de pièces rares en bousculant la hiérarchie des vieux marchands habitués à attendre des vendeurs dans leur boutique ou à faire leurs achats dans des salles de vente. Qui plus est, Steinitz se soucia de perfectionner ses connaissances en se constituant une bibliothèque d'importants ouvrages de référence.
"On ne connait pas grand chose lorsqu'on commence dans le métier et en plus d'avoir un oeil et du flair, on se doit d'étudier sans cesse pour améliorer son savoir. Il est d'ailleurs écrit dans la Bible que plus on découvre, le moins on sait, d'où la nécessité d'apprendre pour avoir des connaissances. En outre, il convient de déterminer dans mon métier ce qui va intéresser tel ou tel collectionneur parce que ce qui est négligé dans un pays peut intéresser un amateur vivant dans un autre", avait-il indiqué un jour à l'occasion d'une interview.
Steinitz se référait d'ailleurs souvent à l'héritage de ses racines et des traditions juives pour expliquer sa démarche et le pourquoi de sa formidable réussite en se glorifiant d'avoir eu pour grand-père un passionné du Talmud doté de sagesse, de savoir et d'à-propos avec en outre la rare capacité de pouvoir sonder la nature humaine.
Il aimait aussi rappeler que jeune et sans le sou, il avait été battre la campagne dans la région de Bordeaux et qu'à un moment, il s'était tourné vers sa femme pour lui dire subitement "ca sent l'argent". Reniflant l'air, il avait avisé les bâtiments d'une caserne abandonnée en ayant le sentiment qu'il y trouverait quelque chose. Il alla donc inspecter les lieux et tomba sur un homme qui lui répondit qu'il vendait là des épaves d'automobiles pour récupérer leurs pièces métalliques. Il les inspecta mais ne trouva rien d'intéressant avant d'aller fouiner dans un autre bâtiment où il tomba en arrêt sur une vieille coupe peinte et gravée pour sentir alors son coeur battre d'émotion en découvrant qu'il avait entre les mains un objet rare qu'il acheta derechef et qui lui permit de vivre confortablement durant plusieurs mois.
Devenu riche et respecté, Steinitz acheta plus tard à Boulogne-Billancourt une maison du 18e siècle qui avait abrité les amours de Napoléon et de Marie Waleska puis un château, celui de Cornillon sur la Loire, une forteresse du 11e siècle qu'il restaura et meubla richement avec des boiseries, des fauteuils et des cabinets du 17e siècle dont il raffolait.
Sans cesse en quête de pièces rares, Steinitz avait pour habitude de hanter les salles de vente et les foires d'antiquités et de voyager à travers le monde tout en veillant à ressusciter des objets et des meubles dans l'ancienne usine Wonder de Saint-Ouen en s'entourant de restaurateurs de premier plan qui pour lui firent des merveilles.
Steintitz aurait certainement voulu être immortel, une sorte de Dorian Gray du monde de l'art, mais le destin fut cruel envers lui puisqu'il fut victime à l'âge de 70 ans d'un accident qui faillit lui devenir fatal lors de l'écroulement du plancher de son château qui le fit tomber de cinq mètres pour se blesser sérieusement. Amoindri à la suite de cette chute, il poursuivit néanmoins avec ténacité l'activité de sa galerie de l'avenue Matignon, aidé de son fils Benjamin qui est aujourd'hui appelé à reprendre le flambeau.
Ayant tenu à venir à la Biennale des Antiquaires de 2010, il était apparu dans un fauteuil roulant, fatigué et nanti d'un regard triste, en me disant regretter de ne plus pouvoir aller chiner à Saint-Ouen pour me dire alors d'une voix désolée: "Peut-être dans une autre vie"...
Bernard Steinitz laissera le souvenir d'un grand découvreur qui aura permis de sortir de l'oubli un nombre incroyable de trésors acquis avec joie par de riches collectionneurs et plusieurs musées qui sans lui auraient été bien en peine de les avoir. L'histoire retiendra donc qu'il aura été l'un des principaux artisans de la renaissance de l'art du 18e siècle et notamment des meubles prestigieux des ébénistes des époques Régence, Louis XV, Louis XVI et du début de l'Empire qu'il a collectés avec une formidable passion pour lui redonner tout son éclat.
De nombreux musées, tels le Getty, le Louvre, le Metropolitan Museum of Art et le château de Versailles lui doivent ainsi d'avoir enrichi leurs collections de manière remarquable.
Son principal trait de caractère était d'affirmer qu'il s'abstenait de parler d'argent avec ses clients lesquels considéraient en fait la valeur d'une acquisition comme purement subjective. Seul l'amour de l'art comptait donc pour ceux-ci de sorte qu'il se sentait plutôt à l'aise pour négocier librement le prix qu'il demandait pour un objet ou un meuble en allant se permettre de dire qu'il ne se souvenait pas de la pièce la plus importante qu'il avait vendue car la plus rare n'était en fait pas la plus chère.
Steinitz se concentrait en fait sur sa passion de la découverte en admettant que les plus belles trouvailles qu'il avait faites étaient celles achetées pour rien parce qu'elles lui procuraient un plaisir intense sans compter qu'il les avait souvent raflées au nez et à la barbe de ses concurrents comme cette table en ivoire bleu et blanc provenant du Trianon avant la construction du château de Versailles repéré dans une vente de Christie's en 1984 qu'il acquit pour 29 000 dollars ou cet écran en bois naturel donné pour être du 19e siècle et acheté pour l'équivalent de 400 euros dans une vente à Monaco, deux pièces magnifiques qu'il revendit au Getty Museum.
Steinitz n'hésitait pas à acheter des contenus entiers de châteaux- et même leurs murs- pour gonfler ses stocks et satisfaire des clients exigeants en découvrant à de nombreuses reprises des chefs d'oeuvre indétectables au départ tant ils étaient crasseux. Il poursuivit ainsi un rêve permanent nourri depuis son enfance en ayant pour souci principal de transmettre un fabuleux héritage à ses héritiers.
Adrian Darmon