Mercredi 19 juillet, un Cheikh du Sultanat d'Oman, rencontré en déambulant aux Puces le dimanche précédent et qui m'avait parlé de deux tableaux extraordinaires qu'il venait d'acheter, un Vermeer et un Frans Hals, pas moins, m'appelle sur mon portable. Il veut me voir d'urgence pour me montrer ses acquisitions. J'accepte avec réticence, n'ayant pas vraiment le temps de jouer au bon Samaritain et laisser en plan mes occupations. J'arrive à son hôtel et il m'invite illico dans sa chambre où il me parle en anglais d'une manière volubile de ses relations avec les grands de ce monde et me montre des courriers de son souverain, d'un général américain, d'une biologiste réputée et du Prince de Monaco. Puis il évoque les retombées chimiques dans la région du Golfe Persique suite à la guerre de 1991, ce qui ne manque pas de faire monter mon impatience crescendo car l'heure tourne.
Il consent enfin à me montrer ses "fabuleuses" trouvailles et déballe enfin la première. Il s'agit effectivement d'une œuvre de Vermeer mais je n'ai pas besoin d'une loupe pour me rendre compte qu'il s'agit d'une vulgaire chromolithographie enduite d'un épais vernis et collée sur une plaque de bois coupée il n'y a pas plus d'une quarantaine d'années. Mon verdict est sans appel. Ca ne vaut pas plus de cinq cents francs. Le Cheikh fait alors la grimace et me dit comme pour se rattraper qu'il n'a pas payé trop cher son «chef d'œuvre». «Bon, ce n'était qu'un hors d'œuvre. Oublions…Je vous ai réservé le plat principal que je vais vous montrer et vous aller me dire en toute sincérité ce que vous en pensez», me dit-il en allant fouiller au fond de sa valise.
Il sort un tableau enveloppé dans du bulle, défait nerveusement la bande adhésive, l'extirpe enfin et me le met sous les yeux pour l'admirer. Je réprime alors une irrésistible envie d'éclater de rire en voyant l'œuvre en question et lui réponds tout de go qu'il ne s'agit pas d'un original ni même d'un Hals ou d'une copie mais malheureusement d'une chromo d'un tableau célèbre de Rembrandt montrant le peintre en train de festoyer avec Saskia, sa femme.
Mon Cheikh semble subitement perdu, carrément sans provision si j'ose dire, et reste interdit quelques secondes avant d'essayer de se reprendre pour me dire que là également il n'a payé que quelques centaines de francs cette reproduction vernie et noircie à souhait.
Je me mords les lèvres d'avoir consenti à perdre mon temps avec cet ignare de première bourre qui a dû voir dans ses rêves les plus fous qu'on pouvait encore trouver des chefs d'œuvre de grands maîtres aux Puces et ce, au nez et à la barbe des grands marchands qui y viennent le vendredi matin comme des nuées de sauterelles affamées.
J'ai cependant rencontré pas mal de fous d'art qui ont cru avoir fait le coup de leur vie à Vanves ou à Saint-Ouen et qui m'ont montré leurs trouvailles qui n'étaient que d'horribles croûtes mais là, j'ai eu la sensation que ce Cheikh les dépassait tous d'une tête au niveau de l'imbécillité. Du jamais vu !
En s'efforçant de sourire pour masquer sa terrible déception, il a ensuite essayé de me convaincre de lui servir de conseiller pour ses futurs achats tout en me faisant miroiter de belles commissions au passage.
Je m'en suis sorti par une pirouette en lui répondant que c'était peut-être intéressant mais que j'aurais bien du mal à le satisfaire du fait d'un manque patent de disponibilité mais le bougre a insisté, me faisant perdre encore un bon quart d'heure, avant d'emboîter pour me parler de son grand projet, à savoir la promotion de la culture au service du bien de l'humanité.
Un magnifique et démentiel programme qui d'effroi m'a fait lever les yeux au ciel et m'a fait silencieusement reprocher à Dieu de m'avoir foutu cet incroyable huluberlu sur ma route.