|
Le journal d'un fou d'art
Les fous d'art, ivres de savoir et de découvertes, riches ou moins nantis et sans cesse à l'affût des nouvelles relatives au marché de l'art, forment une belle légion à travers le monde. Sans eux, ce marché n'aurait donc sûrement rien de légendaire. Depuis plus d'une quinzaine d'années, Adrian Darmon a donc rassemblé à travers plus de 2200 pages de multiples anecdotes souvent croustillantes sur les chineurs, amateurs et autres acteurs de cet univers plutôt incroyable et parfois impitoyable.
Ier Chapitre
ARDISSON: ARTDIKTAT
01 Mai 2000 |
Cet article se compose de 4 pages.
1
2
3
4
|
J'avoue cependant qu'on ne peut parler d'art en toute neutralité, ce qui laisse la porte ouverte à certaines dérives. C'est là le prix à payer quand on vit en démocratie et j'avoue qu'il est dommage qu'une autre chaîne de télévision n'ait pas lancé une émission pour faire contre-point à celle de ce provocateur d'Ardisson.
Morne week-end du 13 mai 2000 au marché aux Puces de Saint-Ouen, malgré les milliers de badauds qui déambulent dans les allées pour une promenade plus folklorique que culturelle. Il est vrai que certains marchands proposent des objets antiques qui sont plutôt en toc mais d'autres présentent cependant de véritables petits trésors devant lesquels tant de gens passent sans y prêter un oeil. Et dire que les principaux acheteurs sont les marchands du Louvre des Antiquaires ou du Carré Rive Gauche qui vont vendre trois ou quatre fois plus cher ce qu'ils ont acquis dans ce marché. Là où le bât blesse c'est que les particuliers préfèrent se faire plaisir dans une boutique huppée où l'emballage fera la différence. A croire que les Puces n'intéressent que les chiens avec leurs stands qui ressemblent à des niches alors qu'une boutique bien décorée en plein Paris peut amener un quidam à se comporter comme un bourgeois gentilhomme. Dieu sait pourtant que l'habit ne fait pas le moine.
Quand je pense qu'on a déniché aux Puces des Van Gogh, des Douanier Rousseau, des Cézanne, des Monet et quantité de choses fabuleuses depuis ces cinquante dernières années, je ne peux m'empêcher de rire sous cape.
A vrai dire, il vaut mieux en fait que les prétendus amateurs aillent dans les belles boutiques faire leurs trouvailles, comme des chasseurs qui iraient traquer des fauves en Sologne, et laissent aux véritables fous d'art le soin de découvrir des chefs d'œuvre à Saint-Ouen, un lieu considéré comme mal famé pour beaucoup, une sorte de jungle où se côtoient les joueurs de bonneteau le long du périphérique, les petits voyous, les pickpockets ou les escrocs de tout poil qui font leurs achats avec des chèques en bois.
J'ai par contre tout lieu de croire que le collectionneur qui s'est offert le tableau «Homme à son balcon» de Gustave Caillebotte pour 14,3 millions de dollars le 8 mai chez Christie à New York, ne s'est pas fendu d'un chèque en bois pour régler son achat.
Longtemps négligé, Caillebotte devient maintenant une grosse pointure de l'Impressionnisme. Tout compte fait, ce n'est que quelque part justice si on songe qu'il fut un généreux mécène au talent artistique affirmé et qu'il permit souvent à des peintres comme Monet, Sisley ou Renoir de gagner décemment ou presque leur vie.
Certes, Monet a fait mieux avec son «Portail» de la cathédrale de Rouen décliné en trente versions différentes qui a atteint 22 millions de dollars le 10 mai chez Sotheby's. Monet rime avec money aujourd'hui.
Et dire que ce grand maître faillit se suicider un jour de déprime en se jetant à l'eau, l'eau qui justement finit par faire la gloire de ses célèbres Nymphéas, l'eau qui vient maintenant à la bouche de collectionneurs millionnaires lorsqu'on évoque ce peintre.
|
|
Le marché de l'art ressemble à une mare. Son eau paraît souvent limpide mais pour peu que quelqu'un s'avise à remuer la vase, celle-ci devient vite trouble. Les grands marchands ont pourtant l'habitude d'ignorer les ragots colportés sur leur compte et puis, dans ce domaine si particulier, tout le monde se tient en fait par la barbichette car il y a souvent trop d'intérêts en jeu pour se permettre de bousculer l'ordre établi mais gare aux dérapages imprévus.
Naguère, les grands collectionneurs tinrent le haut du pavé durant plusieurs décennies. Aujourd'hui, avec l'explosion de la nouvelle économie, les fortunes se font et se défont très rapidement. Ce ne sera pas Steve Wynn, le roi des casinos de Las Vegas, qui dira le contraire. Durant cinq ans, il a acheté des oeuvres majeures de peintres impressionnistes et modernes à tour de bras ou plutôt à coups de doigt levé dans les grandes ventes de Sotheby's ou de Christie's pour se constituer un véritable musée qui a fait sa gloire auprès des joueurs accros de la roulette, du black jack, du craps, du chemin de fer et des bandits manchots, émerveillés d'admirer tant de trésors avant que la plupart n'aillent se faire dépouiller sur les tapis verts des salles de jeux ou après s'être sali les mains en introduisant des masses de jetons dans des machines voraces qui ne crachent leurs gains qu'avec une avarice bien pesée.
Le pauvre Steve Wynn a eu des ennuis avec un projet de casino en Louisiane qui risquent d'écorner sérieusement sa fortune. Résultat, on ne le voit plus enchérir sur les tableaux dispersés à coups de millions de dollars chez Sotheby's ou Christie's depuis quelques semaines. Un seul être vous manque et une bonne salle risque d'être dépeuplée car les enchérisseurs multimillionnaires ne forment pas un gros contingent. De plus, les vendeurs fixent des prix des réserve qui ne correspondent plus à la réalité du marché et les oeuvres de moyenne importance finissent par rester en rade. Too bad...
La loi du marché est sans appel. Les collectionneurs veulent des pièces extraordinaires et ne désirent plus se contenter de signatures pour épater la galerie. Maintenant, certains vous diront que le marché se porte à merveille et que les résultats enregistrés ici et là sont souvent époustouflants. En réalité, les enchères mirifiques qui ressemblent à d'ardents rayons de soleil sont dues au fait que la bonne marchandise se raréfie alors que souvent, faute de grives on s'offre des merles. Le sublime se vendra toujours au plus haut et on peut être tenté d'en dire autant de tout ce qui est de qualité. Mais dans ce registre, les prix demeure solides du fait de l'appauvrissement du réservoir mondial de bonnes pièces. Toutefois, la hausse constante de la valeur de ces dernières finira par atteindre une certaine limite comme dans le cas d'une voiture dotée d'un moteur qui peut la faire monter à 200 à l'heure mais qui ne pourra jamais atteindre une vitesse supérieure. Pour l'instant, on peut continuer à appuyer sur l'accélérateur des prix jusqu'au jour où la demande se fera plus chiche.
ARDISSON: ARTDIKTAT
Pour alimenter le marché de l'art, il faut aussi accroître les connaissances de ses futurs acteurs afin de les rendre motivés à l'acte d'achat. Il ne suffit pas d'avoir des musées où des cohortes d'ignares défilent dans les salles devant des oeuvres qu'ils admirent benoîtement sans rien comprendre au message qu'elles peuvent véhiculer ni ne rien connaître des artistes qui les ont exécutées. Des millions de personnes ressortent des musées après avoir côtoyé le sublime sans l'appréhender. Quel gâchis !
Si au moins on avait donné à ces personnes quelques notions de l'histoire de l'art du temps où elles allaient à l'école, on aurait au moins la satisfaction d'avoir aidé l'humanité à progresser au niveau de l'intelligence et de la connaissance.
A quoi bon se satisfaire d'attirer des zombies dans des musées si c'est pour seulement avoir à se vanter d'avoir enregistré une assistance record au bout d'une année? Et après ? Dans le mot culture, il y a la notion de se cultiver. Vous pouvez vous promener durant l'été le long d'un champ de blé et admirer les belles rangées des épis dorés mais savez-vous quelle dose de travail il a fallu à un paysan courageux et amoureux de la terre pour en arriver là ? On parle ici de culture et sans effort, il n'y a pas de résultat tangible.
Pour se cultiver, il faut apprendre et essayer de comprendre. On ne peut pas se contenter de se planter devant un tableau et seulement se dire qu'il est beau.
A partir de cet instant, il y a toute une mécanique à mettre en oeuvre pour appréhender son pourquoi et son comment. La culture passe ainsi par des questionnements et ce n'est pas en visitant un musée au pas de course qu'on peut décréter avoir enfin acquis une petite dose de culture. Ce n'est pas non plus en y allant deux ou trois fois par an qu'on peut affirmer connaître Rembrandt, Rubens ou Poussin sur le bout des doigts.
Il y a donc un travail permanent à effectuer sur soi-même pour parvenir à saisir le sens des oeuvres d'art, les analyser et les apprécier vraiment. Sans ce genre de démarche, on reste complètement en dehors du coup.
Justement, on fait des efforts à la télévision, notamment sur Arte et Paris Première pour intéresser les gens à mieux comprendre l'art. Les initiatives de ces deux chaînes, dont l'audience reste cependant faible, sont fort louables mais leurs émissions sont souvent d'un trop haut niveau ou trop orientées pour vraiment renforcer les rangs des amateurs.
«Rive Droite, Rive Gauche», voilà une émission de Paris Première sur la culture apparemment propre à rendre les gens plus intelligents. On y parle de cinéma, de littérature, de théâtre et d'art et ce, depuis un bon bout de temps.
Avec Thierry Ardisson comme chef d'orchestre dirigeant sa petite équipe à la baguette, on peut se croire enfin armé pour affiner ses connaissances mais, depuis que l'émission existe, on risque aussi de ressentir une sensation de tourner en rond au bout du compte.
Avec ce «Chers amis, chers ennemis» balancé par l'animateur tous les soirs lequel ne manque pas de revendiquer à mots couverts un certain arbitraire ainsi que la présence constante de ses collaborateurs qui débitent leurs louanges et leurs critiques à tout va, le téléspectateur fidèle un tant soit peu cultivé peut en venir à se demander s'il n'est pas soumis à une forme de subtil lavage de cerveau.
Ardisson et ses amis nous imposent en réalité leur propre vision de la culture. C'est à prendre ou à laisser. Le problème est qu'il n'y a pas d'émission culturelle semblable sur les autres chaînes et «Rive Droite, Rive Gauche» finit par déboucher sur une forme de parisianisme via le tube cathodique concocté par des intellectuels qui formulent des idées souvent trop personnelles. On tombe ainsi dans une sorte de critique orientée qui frise parfois la propagande où la liberté n'est hardie qu'au travers du nom de Ardisson. En conclusion, sa petite bande de copains distribue des bons et des mauvais points qui ne sont que les fruits d'un nombrilisme quelque peu irritant pour ceux qui ont des opinions moins arrêtées concernant la culture sous toutes ses formes.
J'avoue cependant qu'on ne peut parler d'art en toute neutralité, ce qui laisse la porte ouverte à certaines dérives. C'est là le prix à payer quand on vit en démocratie et j'avoue qu'il est dommage qu'une autre chaîne de télévision n'ait pas lancé une émission pour faire contre-point à celle de ce provocateur d'Ardisson.
Morne week-end du 13 mai 2000 au marché aux Puces de Saint-Ouen, malgré les milliers de badauds qui déambulent dans les allées pour une promenade plus folklorique que culturelle. Il est vrai que certains marchands proposent des objets antiques qui sont plutôt en toc mais d'autres présentent cependant de véritables petits trésors devant lesquels tant de gens passent sans y prêter un oeil. Et dire que les principaux acheteurs sont les marchands du Louvre des Antiquaires ou du Carré Rive Gauche qui vont vendre trois ou quatre fois plus cher ce qu'ils ont acquis dans ce marché. Là où le bât blesse c'est que les particuliers préfèrent se faire plaisir dans une boutique huppée où l'emballage fera la différence. A croire que les Puces n'intéressent que les chiens avec leurs stands qui ressemblent à des niches alors qu'une boutique bien décorée en plein Paris peut amener un quidam à se comporter comme un bourgeois gentilhomme. Dieu sait pourtant que l'habit ne fait pas le moine.
Quand je pense qu'on a déniché aux Puces des Van Gogh, des Douanier Rousseau, des Cézanne, des Monet et quantité de choses fabuleuses depuis ces cinquante dernières années, je ne peux m'empêcher de rire sous cape.
A vrai dire, il vaut mieux en fait que les prétendus amateurs aillent dans les belles boutiques faire leurs trouvailles, comme des chasseurs qui iraient traquer des fauves en Sologne, et laissent aux véritables fous d'art le soin de découvrir des chefs d'œuvre à Saint-Ouen, un lieu considéré comme mal famé pour beaucoup, une sorte de jungle où se côtoient les joueurs de bonneteau le long du périphérique, les petits voyous, les pickpockets ou les escrocs de tout poil qui font leurs achats avec des chèques en bois.
J'ai par contre tout lieu de croire que le collectionneur qui s'est offert le tableau «Homme à son balcon» de Gustave Caillebotte pour 14,3 millions de dollars le 8 mai chez Christie à New York, ne s'est pas fendu d'un chèque en bois pour régler son achat.
Longtemps négligé, Caillebotte devient maintenant une grosse pointure de l'Impressionnisme. Tout compte fait, ce n'est que quelque part justice si on songe qu'il fut un généreux mécène au talent artistique affirmé et qu'il permit souvent à des peintres comme Monet, Sisley ou Renoir de gagner décemment ou presque leur vie.
Certes, Monet a fait mieux avec son «Portail» de la cathédrale de Rouen décliné en trente versions différentes qui a atteint 22 millions de dollars le 10 mai chez Sotheby's. Monet rime avec money aujourd'hui.
Et dire que ce grand maître faillit se suicider un jour de déprime en se jetant à l'eau, l'eau qui justement finit par faire la gloire de ses célèbres Nymphéas, l'eau qui vient maintenant à la bouche de collectionneurs millionnaires lorsqu'on évoque ce peintre.
Il serait toutefois utile en attendant que tous les amoureux de l'art se jettent à l'eau pour acheter les oeuvres d'artistes contemporains qui méritent d'être mieux connus. Le hic c'est que les gens ne se mouillent que lorsqu'on fait un battage médiatique autour d'un peintre qui de ce fait devient à la mode. Cela prouve que la plupart d'entre eux ont besoin de repères pour se rassurer car ils n'ont pas les moyens de juger seuls de la qualité d'une oeuvre qu'ils ont sous les yeux.
Monet, "Portail de la Cathédrale de Rouen"
«C'est superbe mais cela vaudra-t-il quelque chose un jour ?», voilà la sempiternelle question qu'ils sont amenés à se poser. Et dire qu'il existe une armée de rigolos qui vous affirmeront que l'art n'a rien à voir avec l'argent. Et dire qu'il existe aussi d'autres personnages comme ce financier et P.D.G d'un site Web dont je tairai le nom, qui affirment qu'il convient d'adopter une stricte neutralité en écrivant sur l'art. Comme si l'art n'avait connu aucun bouleversement au cours de son histoire. Bullshit comme disent les Anglo-Saxons !
Si Raphaël, Vinci, Michel-Ange, Le Caravage, Le Gréco, Rembrandt, Goya et tant d'autres génies de la peinture avaient été neutres, on admirerait aujourd'hui des carrés ou des rectangles réalisés avec des pots de peinture de chez Ripolin, Dulux ou Avi 3000. Ça sèche en moins d'une heure et ça s'oublie en deux minutes. Tout cela me fait penser à cette farce qui eut lieu il y a quelques années au Danemark lorsqu'une galerie présenta les oeuvres d'un peintre inconnu. On cria au génie jusqu'au moment où on apprit qu'elles avaient été réalisées par un enfant de quatre ans. Quelques décennies auparavant, on présenta en France des oeuvres abstraites qui excitèrent la curiosité des critiques jusqu'à ce qu'on découvrit qu'elles avaient été produites par un âne à qui on avait trempé le bout de la queue dans des pots de peinture. En ne perdant pas de vue le bidet de Duchamp, il y avait de quoi pisser de rire avec cette histoire de baudet. Attention quand même car à leurs débuts, de nombreux peintres ont fait justement provoqué l'hilarité parmi leurs contemporains alors que quelques années plus tard, ils finirent par être considérés comme des grands maîtres.
Tenez, si on s'avisait de présenter dans un style hyperréaliste la statue en céramique d'un homme avec un phallus géant et une boîte de Viagra vide à ses pieds, on hurlerait à la blague mais s'il s'agissait d'une oeuvre signée par Jeff Koons, on crierait au chef d'œuvre. Il y a de quoi prendre des vessies pour des lanternes, non ?
|
|