En conclusion, le tribunal a estimé qu'il n'était pas possible d'être aussi terriblement pointilleux au niveau d'une datation aussi ancienne. Dans cette histoire, Pinault paye finalement son obstination à vouloir à tout prix obtenir gain de cause sur un point qui ne méritait pas d'être débattu. A Midi, rendez-vous au restaurant «Le Petit Riche» près de Drouot où l'ami Fielx a invité les rêveurs fous de l'hôtel des ventes pour célébrer en grande pompe la vente mirifique de son autoportrait de Corot.
Ils sont tous venus, hormis le copain bosniaque qui s'est perdu en cours de route et ce gentil compositeur de musique infatigable collectionneur de croûtes surnommé "Dodo La Marmotte" qui a prétexté le fait qu'il ne mangeait que macrobiotique pour ne pas venir. Tant pis pour lui surtout que son habitude alimentaire semble également avoir déteint sur sa manière de chiner qui fait que nombre de ses trouvailles paraissent pour le moins avoir un côté transgénique.
A tout seigneur tout honneur, Chester Fielx préside ce déjeuner avec à sa droite «Ben Claude»,découvreur d'un Monet, acheté 754 FF à Drouot et revendu un million à Londres en juin 1995.
C'est en fait la première réunion du Club des Rêveurs Anonymes de Drouot (CRAD), que le Luxembourgeois a créé de toutes pièces il y a quelques mois et qui réunit entre autres le «Professeur », «V. le Désossé», «Doc Mabuse», «Dédé de Montreuil», «Youki» le musicien, «Le Loup des Vosges», "Michaël le puits de science" et quelques autres. La moyenne d'âge des membres du CRAD dépasse 45 ans, ce qui signifie qu'il est apparemment nécessaire d'avoir pas mal d'années de chine derrière soi pour espérer un jour atteindre le nirvana avec une découverte.
Le déjeuner commence par un toast porté à Corot et à l'acheteur de son autoportrait suivi d'un speech de «Monsieur Roger», amateur de tableaux anciens qui eut longtemps comme animaux de compagnie plusieurs loups dressés dans sa propriété de Vendée.
«M. Roger», lyrique à souhait, balance à l'adresse de Fielx un couplet plutôt ampoulé au sujet de sa découverte et de ce déjeuner qui fera date dans la légende du CRAD puisque cette tablée représente des trouvailles qui, mises bout à bout, se montent globalement à plus de neuf millions de francs.
«Ceux qui rament dans l'ombre, dans les caves du Roy Drouot, te remercient… Grâce à toi, l'espoir de revoir la lumière se concrétise. Merci, car, comme nous le savons, sans rêves, sans espoirs, la vie n'a plus d'intérêt. Tes connaissances, ta patience, ta détermination ont payé. C'est un exemple à suivre. Ton geste d'aujourd'hui est celui d'un grand seigneur que nous n'oublierons pas. Merci à toi et que la chance ait toujours une faiblesse pour toi»…
La salle applaudit tandis que «V. le Désossé» se lève pour réciter à son tour une fable de son crû qui ne manque pas de me faire sourciller puisqu'elle se rapporte quelque part à moi. «Deux amis se promenaient dans un fameux verger,
Où les arbres poussaient en grande quantité.
Mais les fruits étaient rares et de petite taille,
Car souvent, les arbustes échappaient à la taille.
L'un des amis, hissé sur la pointe des pieds,
Caresse la frimousse d'un fruit de qualité,
Le tourne et le regarde, ne le trouve pas très mûr,
Enfin, le laisse sur l'arbre dont il n 'était pas sûr.
Le paysan, gardien de ce lopin de terre,
Demande de donner un franc ou de se taire.
L'autre ami trouve au fruit un nez dans la figure
Et se convainc qu'un franc, ce n'est pas imposture.
Il cueille donc le fruit, le met dans sa besace,
Et donne au paysan de quoi payer sa place.
L'ami dit à son compagnon : « Ce jeune fruit est bien beau
Et à mon humble avis, c'est une pomme à couteau ».
Son ami lui répond : « Bien que les temps soient durs
N'allez donc pas en faire un pot de confiture ».
L'heureux homme rencontrant un marchand qu'il connaît,
Parle de tout et de rien, comme du temps qu'il fait.
Le marchand lui déclare : « Cette besace est bien lourde !
Auriez-vous rapporté un peu d'eau de Lourdes ? ».
Non, lui dit ce cher ami, ce n'est qu'un fruit des champs
« Montrez-le moi », susurre l'autre qui le trouve alléchant.
« J'ai du goût pour ces fruits ! Vendez-le moi plutôt
Et retournez là-bas pour en cueillir un plus beau.
Combien me le faites-vous, mon ami, mon frère ? »
« Je vous le fais trois francs ! ». « Ah non, c'est un peu cher !
A ce prix, je préfère l'acheter aux enchères ».
Notre ami s'en va donc, gardant dans sa besace
Cette petite pomme qui ne tient pas de place.
Il la met donc à mûrir dans le meilleur fruitier
Et s'endort en pensant à ses héritiers.
Ayant ainsi confié la garde de ce fruit
A ce bon jardinier dont il devint l'ami,
Il vaque sans souci à ses occupations
Et conserve à la vie ses habituelles passions.
Le temps ayant passé au fil de nombreuses saisons,
Le fameux jardinier se rend à ses raisons :
« Je suis de votre avis, cette pomme est en or
Et ce nez est celui que vous me dîtes d'abord ».
Cette pomme est venue tout droit des Hespérides,
De ce fameux jardin où les fruits sont sans rides.
La nouvelle s'envola aux quatre coins de la terre,
Et l'on pu voir chiner, jusques aux grabataires.
On apprit que ce rêve venait donc d'arriver,
Ce rêve dont les rêveurs n'osaient même pas rêver…
«V. Le Désossé» a encore des progrès à faire en tant que poète amateur quoique certains de ses vers paraissent bien sentis pour me rappeler que celui qui ne prit pas la balle au bond pour acheter cette «pomme» n'était autre que moi-même tandis que je signalerai à l'intention de ceux qui n'auraient pas compris le sens de sa fable que le «jardinier» n'était autre que l'expert en titre de l'œuvre de Corot.
A la fin de ce discours en rimes accompagné de verres levés en prime, les regards se tournent vers moi et semblent plutôt moqueurs mais je n'ai pas d'autre choix que de prendre tout cela avec philosophie. Ce n'était pas mon jour tout simplement lorsque Chester me proposa cet autoportrait et rien ne dit qu'après avoir acheté cette petite huile sur papier, l'expert patenté de Corot m'aurait donné la satisfaction de la reconnaître comme authentique.
Combien de chineurs ont-ils laissé échapper leur chance à un moment ou à un autre ? Je regarde autour de moi et me souviens subitement que «Dédé de Montreuil» avait chiné pour 200 francs un petit tableau du Douanier Rousseau que le «Feld-Maréchal» Baril lui avait emprunté sans lui payer un centime en retour pour finalement le vendre à un chineur iranien lequel en obtint près de 750 000 francs dans une vente à Düsseldorf. Je me rappelle également que mon voisin de droite avait trouvé pour 300 FF un superbe Gleizes de 1917 et une huile d'André Lhote sur carton dans une mannette à Drouot et que si le Gleizes fut reconnu comme authentique par l'expert du peintre, il fut cependant rejeté par la Fondation en charge de l'oeuvre de cet artiste. Notre chineur, dépité, ne put le négocier qu'à 120 000 francs avec une galerie américaine qui elle, sut le revendre à un prix bien plus conséquent.
Je pense aussi à «Doc Mabuse», qui eut en sa possession une œuvre provenant de la vente Corot et pour laquelle l'expert refusa de donner son aval, ainsi qu'à «Youki» qui se sépara de nombreuses œuvres authentiques en faveur de chineurs plus malins que lui. Je ne suis donc pas le seul à avoir laissé passer une belle occasion de m'enrichir et je dis bravo à ce cher Fielx qui a su passer à travers les mailles du filet de l'expertise….
Le 4 février est le 35e anniversaire du décès de mon frère vers qui vont mes pensées. Jeffrey, qui comme un ange séduisit tous ceux qui le côtoyèrent, aurait eu 51 ans aujourd'hui.