Daniel Templon a refait des siennes. A ArtBasel, cette grande foire de l'art moderne et contemporain que j'évoque ici, il a refusé l'entrée de son stand au journaliste du «Monde» sous le prétexte que journal a osé évoquer les péripéties du procès qui l'a opposé au collectionneur Richard Rodrigue lequel avait osé lui dire à la FIAC de 1994 qu'il exposait des faux Basquiat.
Mal lui en a pris puisque «Le Monde» en a profité pour évoquer l'incident et rappeler le verdict du procès prononcé le 19 juin en vertu duquel l'incorrigible cador du marché de l'art a été condamné à
verser 50 000 FF de dommages et intérêts au collectionneur qui le poursuivait pour diffamation.
Une incroyable folie a régné à ArtBasel où les acheteurs se sont jetés sur les stands comme des
affamés. Les marchands ont vendu à tour de bras des oeuvres de peintres consacrés mais aussi celles de jeunes artistes qui deviendront peut-être les stars de demain.
Jeff Koons a fait beaucoup d'émules qui traitent l'art avec un oeil ironique et ne laissent pas les visiteurs indifférents quoique ces derniers ne savent toujours pas quelle attitude adopter vis à vis d'oeuvres provocatrices de peur d'être traités d'ignares par d'autres. C'est là un comportement fort diplomatique qui force parfois certains à acheter des oeuvres bizarres ou de mauvais goût pour faire bien et rester «in».
Koons est terriblement à la mode de l'autre côté de l'Atlantique et tout ce qui semble kitsch semble
avoir maintenant la cote. C'est là aussi, comme dirait un de mes amis conseiller municipal, un travers «sociétal» qui paraît très en vogue sur le marché de l'art contemporain. Il suffit que des personnes en vue achètent du Koons, du Mangold, du Cindy Sherman, du Cy Twombly, du Tony Cragg, du Sol Lewitt ou du Miriam Cahn ou encore d'autres oeuvres produites par des artistes encensés par les média pour se poser en initiés ou du moins se mettre au diapason de l'élite des acheteurs.
Dans ce contexte, le jugement, les facultés d'analyse ou de compréhension voire de goût importent peu. Cependant, je ne dis pas que la plupart des artistes contemporains laissent à désirer mais que certains semblent plutôt trop vite portés au pinacle grâce à des marchands qui ont de la malice à revendre.Parmi ces derniers, les Français forment néanmoins une minorité non pas parce qu'ils auraient tendance à être moins vicieux mais plutôt par le fait qu'ils semblent plus enclins à ne pas trop faire de folies pour leurs poulains.
J'ai déjà dit quelque part qu'après la disparition de Picasso, il y avait eu une sorte de vide lequel
cherche à être comblé par des marchands audacieux en majorité originaires des Etats-Unis et épaulés par quelques Allemands, Britanniques ou Suisses dans une démarche foncièrement nouvelle mais qui pourrait être hasardeuse pour l'avenir de l'art contemporain. J'ai peut-être tort de m'avancer ainsi mais je me pose des questions sur cette façon débridée qu'ont les artistes actuels à vouloir récupérer des images et des clichés du quotidien qui ont souvent plus à voir avec la publicité ou le star-system.Toutefois, je ne contesterai pas que l'art s'imbrique de plus en plus dans notre quotidien et que ses messages se conjuguent plus fréquemment avec le business, l'industrie ou la communication.
Il n'y a rien à redire si un artiste puise son inspiration dans ces images de la pub ou du cinéma qui font que le bonhomme de Michelin semble maintenant bien placé pour s'insérer parmi les travailleurs de Fernand Léger, que Marilyn est devenue une sorte de Joconde du XXe siècle, que Mao ou le Che soient considérés comme de nouveaux prophètes aptes à entrer dans les musées, que la boîte de soupe Campbell's soit vue artistiquement comme du caviar, que les machines assemblées par Tinguely et ses suiveurs soient une sorte d'apothéose artistique de l'industrie, que des films en vidéo soient maintenant des peintures en mouvement ou qu'une copulation mise en scène artistiquement soit un tableau vivant puisque l'homme a toujours cherché à réinventer les formes après les avoir montrées telles qu'elles étaient pendant des siècles jusqu'au jour où il les a décortiquées, déformées et réadaptées.
Ce n'est pas la reformulation de l'art ou l'élargissement de ses frontières qui me dérange mais cette
interprétation qui veut maintenant que tout soit de l'art. Certes, Duchamp est passé par là mais l'ironie est une chose et la connerie en est une autre. Ce que je veux dire, c'est qu'il conviendrait que les artistes ne fassent pas du n'importe quoi mais qu'ils cherchent surtout à expliciter leur démarche, ce qui n'est pas toujours le cas. Et comme le public n'ose pas trop froisser les initiés, ou plutôt ceux qui prétendent l'être, on permet au règne du non-dit de s'installer progressivement ou on ne discute pas cette manière d'être d'accord parce que Machin ou Trucmuche a dit que telle ou telle chose était géniale. Sur ce plan-là, je préfère de loin et passionnément « L'Origine du Monde » de Courbet à cette installation clownesque de Saverio Lucariello, une sculpture monumentale coiffée d'une cage abritant un poulet suisse bien vivant qui a choqué nombre de visiteurs et d'exposants à ArtBasel. Il ne manquerait plus qu'un artiste en mal d'idées ne se décide à créer un tas de merde humaine pesant un bon quintalavec fiché dessus une bouteille de Chanel N° 5. Pour le parfum, on sera servi !
Et ne croyez pas que la merde soit bannie du domaine de l'art - en dehors d'une oeuvre
qu'on peut être amené à décrire comme telle - car certains artistes n'ont pas manqué plus d'une fois de déféquer sur des toiles alors que le peintre italien Pietro Manzoni se mit en devoir vers 1960 de mettre son propre caca en boîte dont l'une, exposée au musée de Copenhague, s'est mise à fuir il y a quelques mois. Manzoni, disparu à trente ans en 1963, était au moins certain que sa merde lui survivrait mais n'imaginait pas que le métal de ses 90 boîtes était plutôt merdique.
La récupération dans l'art est une nécessité puisque les artistes n'ont rien fait d'autre depuis des
siècles que ce soit pour s'approprier les acquis de leurs prédécesseurs ou, dans le cas de Picasso, de Duchamp ou plus récemment de Warhol, pour récupérer des objets afin de leur donner une connotation artistique. On est aussi passé aux êtres et animaux vivants et si le délire continue, on pourrait bien assister un jour à un formidable happening au cours duquel une bombe à neutrons serait lâchée sur les spectateurs.
J'en suis arrivé au point de m'étonner qu'un artiste bosniaque ou kosovar n'ait pas encore eu l'idée d'exposer un tas de cadavres mutilés de combattants pétrifiés dans un bloc de plexiglas pour mettre en scène l'horreur de la guerre d'une manière artistique. Ca viendra au train où vont les choses puisque la liberté d'expression est de plus en plus à l'ordre du jour. Mais qui dit liberté dit aussi prise de conscience, à savoir qu'il faut quand même s'imposer des limites pour rester sensé.
Beaucoup de clins d'œil artistiques deviennent par trop morbides comme pour refléter les mauvais
côtés de notre civilisation. Il semble malgré tout intéressant que les artistes puissent se mettre en devoirde s'impliquer beaucoup plus dans la dénonciation de certaines choses déplaisantes mais face aux problèmes d'une grande gravité, il serait bon que les gouvernements prennent de leur côté plus la peine de titiller les consciences, que ce soit notamment pour exposer les méfaits de la guerre ou les hécatombes causées par les accidents de la route et ce, à travers des campagnes médiatiques
propres à nous remuer enfin.
L'alibi du malaise suscité dans une foire d'art contemporain, une galerie ou un musée reste malgré tout limité et n'a pas toujours l'impact désiré. Cela confine presque toujours à la dérision alors qu'il n'y a pas de quoi rire des plus mauvais travers de l'homme vus ou interprétés par certains artistes.
Proposer de transformer les foires d'art contemporain en Disneyland pour adultes n'est à priori pas une solution propre à donner une nouvelle dimension à l'art lequel peut toutefois aisément trouver d'autres territoires à explorer comme l'espace que l'homme tente de conquérir ou le ventre de la Terre et je ne sais quoi encore sans pour autant trop verser ou baigner dans le grand-guignolesque.
Il n'empêche, ArtBasel est devenu un événement incontournable où se mélangent tous les genres.
Finalement, ce sont les amateurs les plus avisés qui savent s'y retrouver et c'est là un fait à méditer car de tout temps il y a eu en fait des gagnants et des perdants sur le marché de l'art.