Lundi 19 juin, je rencontre un marchand spécialisé dans les livres et les gravures avec lequel j'évoque la situation actuelle du marché de l'art et notamment le ralentissement de l'activité des professionnels à Paris, Londres ou New York alors que les prix flambent sans cesse dans les salles de vente. Il tient à me rassurer, ou plutôt à souligner un point important, à savoir que l'argent appelle l'argent et que les marchands qui se débrouillent le mieux sont ceux qui disposent de grosses structures et d'un imposant fichier de clients. Les contacts se font à des niveaux auxquels n'ont pas accès les antiquaires et galeristes de petite ou moyenne importance mais le jeu dans les hautes sphères est somme toute risqué puisqu'un professionnel qui dispose d'une pièce de très grande valeur se doit de pouvoir la vendre rapidement pour ne pas rester ensuite collé avec.
«Vous ne mesurez pas combien il est hasardeux de fourguer à un client un truc à un million de francs car il faut prier le ciel qu'il soit ensuite content. Sinon, il risque de ne plus vous faire confiance», me dit-il en soupirant.
«De plus, si vous ne parvenez pas à trouver le client pour votre pièce à un million, vous êtes bon pour enregistrer une perte conséquente car il n'y a la plupart du temps qu'un seul acheteur susceptible de débourser pareille somme. Vous n'imaginez donc pas à quel point les professionnels sont obligés de jongler avec leurs finances et ce, à des niveaux insoupçonnables», ajoute-t-il.
Voilà donc qu'il me dresse un tableau assez clair de la situation en me précisant que ce sont les professionnels qui sont avides d'argent qui réussissent le mieux, des kamikazes comme Bernard Steinitz ou Camille Burgi qui commencèrent tout deux dans la petite brocante avant de se hisser dans la catégorie des grands antiquaires et qui, tels des funambules, ont tenu le haut du pavé.
Steinitz avait commencé en tirant une charrette à bras après la guerre avant de devenir bien après le «prince» des antiquaires et de drainer à lui une clientèle huppée venue des quatre coins de l'Europe et des Etats-Unis. La crise de la Guerre du Golfe en 1991 faillit le mettre à bas et la vente d'une partie de son stock quelques mois plus tard fut plutôt décevante.
Mais Steinitz a de la classe et des ressources, ce qui lui a permis de tenir le coup après avoir cependant perdu certains clients, dont Bernard Tapie qui assura une partie de sa gloire en lui achetant une grosse quantité de meubles et autres objets d'art jusqu'au jour où tout lui fut saisi suite à une énorme banqueroute.
Burgi, issu quant à lui d'une famille pauvre, démarra comme brocanteur au marché aux Puces de Montreuil avant de se lancer dans le grand bain de l'antiquité de luxe. Il fut lui aussi à deux doigts de rester sur le carreau il y a quelques années après s'être installé rue du faubourg Saint-Honoré, à une époque où les affaires marchaient mal. Il a néanmoins pu rebondir en louant une grande boutique qui fait face de l'Hôtel Drouot et en tirant profit d'une présence active et fructueuse à la Biennale des Antiquaires.
Steinitz, Burgi et bien d'autres marchands de grande envergure sont plutôt des durs à cuire, ayant fortifié leur carapace au fil des ans pour résister à toutes les tempêtes qui secouent de temps à autre le marché de l'art mais pour réussir, il leur a fallu aussi se montrer féroces. N'entre pas qui veut dans l'arène des grands gladiateurs spécialisés dans les antiquités.