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« Rien n’est laid dans la nature » (John Constable)
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Marché
Les chineurs de la Chine
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Cet article se compose de 2 pages.
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Nouvelle par Adrian Darmon C'est souvent dans tout ce qui touche à l'art de la Chine que les chineurs font des affaires mirifiques parce que dans ce domaine les spécialistes ne sont pas légion. Ainsi, il arrive parfois que le destin donne un coup de pouce fabuleux aux chasseurs de trésors. 1968... C'est l'année où la Révolution Culturelle bat son plein en Chine. A Paris, l'ambassade chinoise est aux mains de personnages habillés du fameux costume au col « Mao » qui brandissent à tout instant le fameux petit livre rouge. Ceux-ci ont décidé de nettoyer l'endroit pour y effacer toute trace de représentation capitaliste. Un beau jour, M. Saint-Germain, brocanteur aux Puces de Saint-Ouen, reçoit un coup de fil de l'ambassade. Un certain M. Dong lui demande de venir pour débarrasser le bâtiment d'objet inutiles. Rendez-vous est donc pris pour qu'il se rende à l'ambassade sans trop tarder. Au jour dit, il se présente devant l'imposante résidence où un individu accoutré de l'uniforme des Gardes Rouges, casquette vissée sur la tête, lui offre les pensées du « Guide » et un paquet de cigarettes chinoises. M. Saint-Germain se dit alors qu'on fait admirablement bien les choses dans cette ambassade où on le conduit au bureau de M. Dong. Un petit homme affublé de grosses lunettes sur le nez le reçoit plutôt sèchement. -Je vous ai fait venir pour faire enlever tout ce que nous avons jugé inutile de garder ici... M. Saint-Germain regarde autour de lui. Sur les murs sont accrochés des tableaux anciens de grande qualité. Au sol sont étalés des tapis rares. Alentour, il y a des meubles, des statues de bois doré et sur la cheminée trônent deux magnifiques coq kakiémon alors que des poteries des XVII et XVIIIe siècles sont posées sur des commodes. Le brocanteur reste un instant admiratif et se demande où se trouvent les choses inutiles à enlever. M. Dong, qu'une petite femme également habillée du costume « Mao » ne quitte pas d'une semelle, lui intime alors l'ordre de le suivre. Dans le hall, une tapisserie du XVII siècle. Dans le salon, des meubles Louis XV. Dans l'escalier, un tableau monumental de Panini, peintre italien spécialisé dans la reproduction de ruines antiques. M.Saint-Germain se dit qu'on va le mener au grenier quand, une fois arrivé au premier étage, M. Dong fait volte-face et le toise d'un air plutôt hautain. - Tout cela est à enlever ainsi que ce dragon en céramique, ces Bouddha en bois, ces meubles. Enfin tout ! Nous ne voulons rien conserver qui puisse rappeler le capitalisme ! M.Saint-Germain reste un moment stupéfait et en même temps ébahi devant deux superbes statues représentant Bouddha en bois recouvert de feuilles d'or et hautes de plus de deux mètres. Il regarde ensuite en arrière et contemple bouche bée le tableau de Panini qui dans son cadre en bois sculpté mesure plus de 2,50 mètres sur au moins un mètre et pèse probablement un poids phénoménal. «Combien voulez-vous de tout cela», balbutie-t-il en s'épongeant le front devant tant de richesses étalées sous ses yeux. «Ah ces capitalistes ! Toujours à parler d'argent», aboie M. Dong. «Il faut bien que je vous fasse une offre», lui susurre le brocanteur. «Bien sûr ! Nous voulons une obole pour la Révolution et vous avez trois jours, pas un de plus, pour vider l'ambassade. Disons que pour 300 000 francs vous emportez le tout. D'accord ? », lui dit M. Dong d'un air dédaigneux.M. Saint-Germain sent alors son cœur battre comme les cloches de Notre-Dame. 300 000 francs, c'est une somme assez conséquente (Plus de deux millions francs de 1997) mais ce que contient l'ambassade vaut au moins trois cents fois plus. M. Dong et la petite bonne femme le regardent avec des yeux méprisants comme s'il était moins que rien en cet instant et il ne peut s'empêcher de courber la tête comme un individu qui aurait quelque chose à se reprocher. - Monsieur, je suis d'accord. Puis-je toutefois vous régler en plusieurs fois durant le mois ? - Vous pouvez... M. Dong tourne les talons et le laisse seul avec la jeune femme. L'air surexcité, celle-ci se met alors à donner un grand coup de pied contre un vase Ming posé sur le sol. «Saleté de merde impérialiste ! Dépêchez-vous de nous enlever tout cela ! », hurle-t-elle devant M. Saint-Germain qui blémit à l'idée que le vase aurait pu éclater en mille morceaux.
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Nouvelle par Adrian Darmon C'est souvent dans tout ce qui touche à l'art de la Chine que les chineurs font des affaires mirifiques parce que dans ce domaine les spécialistes ne sont pas légion. Ainsi, il arrive parfois que le destin donne un coup de pouce fabuleux aux chasseurs de trésors. 1968... C'est l'année où la Révolution Culturelle bat son plein en Chine. A Paris, l'ambassade chinoise est aux mains de personnages habillés du fameux costume au col « Mao » qui brandissent à tout instant le fameux petit livre rouge. Ceux-ci ont décidé de nettoyer l'endroit pour y effacer toute trace de représentation capitaliste. Un beau jour, M. Saint-Germain, brocanteur aux Puces de Saint-Ouen, reçoit un coup de fil de l'ambassade. Un certain M. Dong lui demande de venir pour débarrasser le bâtiment d'objet inutiles. Rendez-vous est donc pris pour qu'il se rende à l'ambassade sans trop tarder. Au jour dit, il se présente devant l'imposante résidence où un individu accoutré de l'uniforme des Gardes Rouges, casquette vissée sur la tête, lui offre les pensées du « Guide » et un paquet de cigarettes chinoises. M. Saint-Germain se dit alors qu'on fait admirablement bien les choses dans cette ambassade où on le conduit au bureau de M. Dong. Un petit homme affublé de grosses lunettes sur le nez le reçoit plutôt sèchement. -Je vous ai fait venir pour faire enlever tout ce que nous avons jugé inutile de garder ici... M. Saint-Germain regarde autour de lui. Sur les murs sont accrochés des tableaux anciens de grande qualité. Au sol sont étalés des tapis rares. Alentour, il y a des meubles, des statues de bois doré et sur la cheminée trônent deux magnifiques coq kakiémon alors que des poteries des XVII et XVIIIe siècles sont posées sur des commodes. Le brocanteur reste un instant admiratif et se demande où se trouvent les choses inutiles à enlever. M. Dong, qu'une petite femme également habillée du costume « Mao » ne quitte pas d'une semelle, lui intime alors l'ordre de le suivre. Dans le hall, une tapisserie du XVII siècle. Dans le salon, des meubles Louis XV. Dans l'escalier, un tableau monumental de Panini, peintre italien spécialisé dans la reproduction de ruines antiques. M.Saint-Germain se dit qu'on va le mener au grenier quand, une fois arrivé au premier étage, M. Dong fait volte-face et le toise d'un air plutôt hautain. - Tout cela est à enlever ainsi que ce dragon en céramique, ces Bouddha en bois, ces meubles. Enfin tout ! Nous ne voulons rien conserver qui puisse rappeler le capitalisme ! M.Saint-Germain reste un moment stupéfait et en même temps ébahi devant deux superbes statues représentant Bouddha en bois recouvert de feuilles d'or et hautes de plus de deux mètres. Il regarde ensuite en arrière et contemple bouche bée le tableau de Panini qui dans son cadre en bois sculpté mesure plus de 2,50 mètres sur au moins un mètre et pèse probablement un poids phénoménal. «Combien voulez-vous de tout cela», balbutie-t-il en s'épongeant le front devant tant de richesses étalées sous ses yeux. «Ah ces capitalistes ! Toujours à parler d'argent», aboie M. Dong. «Il faut bien que je vous fasse une offre», lui susurre le brocanteur. «Bien sûr ! Nous voulons une obole pour la Révolution et vous avez trois jours, pas un de plus, pour vider l'ambassade. Disons que pour 300 000 francs vous emportez le tout. D'accord ? », lui dit M. Dong d'un air dédaigneux.M. Saint-Germain sent alors son cœur battre comme les cloches de Notre-Dame. 300 000 francs, c'est une somme assez conséquente (Plus de deux millions francs de 1997) mais ce que contient l'ambassade vaut au moins trois cents fois plus. M. Dong et la petite bonne femme le regardent avec des yeux méprisants comme s'il était moins que rien en cet instant et il ne peut s'empêcher de courber la tête comme un individu qui aurait quelque chose à se reprocher. - Monsieur, je suis d'accord. Puis-je toutefois vous régler en plusieurs fois durant le mois ? - Vous pouvez... M. Dong tourne les talons et le laisse seul avec la jeune femme. L'air surexcité, celle-ci se met alors à donner un grand coup de pied contre un vase Ming posé sur le sol. «Saleté de merde impérialiste ! Dépêchez-vous de nous enlever tout cela ! », hurle-t-elle devant M. Saint-Germain qui blémit à l'idée que le vase aurait pu éclater en mille morceaux.
Le premier jour, le brocanteur enlève les bibelots. Le jour suivant, il déménage les statues et les grands vases mais le tableau de Panini est encore à décrocher. Suant à grosses gouttes, il charge sa camionnette avec l'aide d'un de ses employés et retourne dans l'ambassade remplir une caisse. A ce moment-là, la jeune cinglée l'apostrophe de manière véhémente. « Quand allez-vous finir de nous enlever cette pourriture capitaliste ? Il ne vous reste plus qu'un jour ! », crie-t-elle en tapant du poing sur le tableau de Panini. M.Saint-Germain enrage intérieurement et grimace en promettant qu'il finira le travail dans les délais en venant avec quatre personnes pour l'aider à enlever le tableau. En sortant, il se retrouve nez à nez avec le garde qui distribue des cigarettes à des étudiants français qui reviennent d'une manifestation dans le Quartier Latin. Cette distribution à laquelle il assiste depuis qu'il se rend à l'ambassade finit par l'intriguer surtout qu'il n'a pas pris la peine d'ouvrir le paquet qu'on lui a offert la première fois qu'il est venu. Il s'approche alors d'un étudiant pour lui demander ce que ces cigarettes ont de spécial et en s'entendant poser pareille question, le jeune homme se met à rigoler . - Eh mon vieux, t'as jamais été high ? «High ? C'est quoi au juste ?, » s'étonne M. Saint-Germain. «High, ça veut dire planer. Tu piges ? », rétorque l'étudiant qui s'éloigne en riant. - Ben alors ! Ces Chinois poussent un peu ! De la drogue... Ils leur filent de la drogue ! High... Moi aussi je suis high comme ils disent, mais avec la came que contient cette ambassade, pas avec ces cigarettes ! Son monologue est subitement interrompu par la jeune femme de l'ambassade qui est venue lui filer le train. «Quand aurez-vous donc fini votre travail, fainéant de capitaliste ?, » lui demande-t-elle d'une voix mauvaise. «Rassurez-vous, demain ce sera terminé. Savez-vous que c'est fatigant d'être un brocanteur capitaliste ?, » lance-t-il à sa tourmenteurse d'un air moqueur. Grâce à ce débarras hors du commun, M. Saint-Germain a réalisé la plus belle affaire de sa vie puisqu'en quelques mois il a revendu les meubles, objets, tapis, statues et tableaux pour plus de dix millions de francs. Toutefois, son bonheur n'a pas été total car dans son euphorie, il a commis une belle bourde. Au lieu de prendre son temps pour mieux apprécier la valeur de son lot, M. Saint-Germain a tout exposé dans son stand en pensant se régaler en vendant son «butin» le plus vite possible. Parmi les objets présentés, il y a eu les deux coqs Kakiémon qui n'ont pas manqué d'intéresser un vieux spécialiste de l'art d'Extrême-Orient. « Tu veux combien pour tes coqs ? », lui demande ce dernier. « Je ne sais pas au juste... », répond M. Saint-Germain. « J'ai peut-être un client... Tu veux 2500 francs ?, » lui annonce le vieux marchand d'un air détaché. - Va pour 2500... Les jours passent et le marchand revient avec une mine quelque peu renfrognée. « Qu'est-ce que ça été dur de vendre tes coqs ! Je n'ai eu que 500 francs de mieux que le prix que je t'ai payé, » lui déclare-t-il d'une voix fatiguée. « Bof, c'est la vie... », répond M. Saint-Germain. Quelques années plus tard, le brocanteur rencontre le marchand à deux pas de son domicile et ce dernier l'invite à prendre un café. Arrivé dans la salle à manger, M. Saint-Germain sursaute. Ses deux coqs sont là qui trônent sur la cheminée. L'autre, roublard comme c'est pas possible, l'a bien roulé dans la farine ! Et s'il a gardé ces deux pièces c'est qu'elles doivent valoir leur pesant d'or ... Ce jour-là, le café a été une potion vraiment amère à avaler et l'arrière-goût a encore été plus virulent lorsqu'après la mort du vieux marchand les deux coqs ont atterri dans une vente aux enchères où un amateur les a acquis pour plus d'un million de francs... M. Saint-Germain s'est montré finalement philosophe en racontant son histoire. «Ca fait partie des aléas du métier. Une fois, on gagne. Une autre fois, on perd. Ce vieux grigou m'a bien eu mais le jour où j'ai été chez lui j'ai tellement été suffoqué que je n'ai rien pu lui dire, » conclut le brocanteur dont la fortune a cependant été faite à la suite de sa razzia miracle à l'ambassade de Chine et ce, grâce à la haine du capitalisme que professaient les Gardes Rouges....
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