| | Citation |
| | |
|
Les riches et ceux qui ne le sont pas ne sont sur un pied d'égalité que lorsqu'on les traite de pauvres cons…
|
|
|
|
Le journal d'un fou d'art
Les fous d'art, ivres de savoir et de découvertes, riches ou moins nantis et sans cesse à l'affût des nouvelles relatives au marché de l'art, forment une belle légion à travers le monde. Sans eux, ce marché n'aurait donc sûrement rien de légendaire. Depuis plus d'une quinzaine d'années, Adrian Darmon a donc rassemblé à travers plus de 2200 pages de multiples anecdotes souvent croustillantes sur les chineurs, amateurs et autres acteurs de cet univers plutôt incroyable et parfois impitoyable.
Ier Chapitre
ET SI VAN GOGH RESSUSCITAIT ?
01 Mai 2000 |
Cet article se compose de 10 pages.
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
|
Depuis quelques mois, le soufflé de la contestation est quelque peu retombé quoique Richard Cœur de Lion continue d'affirmer haut et fort qu'il n'a pas dit son dernier mot et qu'il finira par prouver que certaines œuvres du catalogue raisonné de Van Gogh ont été peintes par Schuffenecker et même son bon ami le docteur Gachet ou encore par une copiste employée par ce dernier. Il est certain que Rodriguez a du cœur mais les spécialistes de Van Gogh n'ont pas l'âme d'une Chimène pour boire ses paroles et se laisser séduire par sa passion. D'ailleurs, il ferait mieux de se pencher sur d'autres artistes pour révéler au grand jour certaines histoires dont il a le secret et qui ne souffrent pas d'être contredites. J'imagine bien Van Gogh subitement ressuscité au milieu de nous, prenant la plume et écrivant illico-presto à son frère… Extrait de la lettre de Van-Gogh, apocryphe, bien sûr...
«Mon très cher Théo, Je ne me rappelle plus vraiment depuis quand je ne t'ai pas écrit. Cela me paraît être une éternité, comme si j'étais tombé dans un monstrueux trou noir sans trouver le moyen d'en sortir. Et pourtant, je me revois encore à Auvers, allongé sur un lit avec le brave docteur Gachet à mon chevet, l'estomac en feu, troué par une balle tirée avec ce vieux revolver déglingué que j'ai utilisé après avoir été saisi par une soudaine crise de démence en revenant des champs. Quelle douleur ! Je me vois encore délirer et t'appeler dans mon délire. J'entends encore ton nom résonner comme un écho dans ma tête et puis plus rien. Je me suis donc retrouvé plongé dans un coma total et je me souviens plus de quoi que ce soit. Je me suis réveillé dans un drôle de monde. Tout m'a semblé avoir été chamboulé comme si j'avais atterri sur une autre planète. J'ai croisé des gens bizarrement accoutrés et vu de drôles d'engins mus par une force invisible dans des rues recouvertes d'un bitume lisse et luisant, des immeubles gigantesques aux parois de verre et des lumières électriques éclairant la nuit comme des milliers de feux d'artifice. J'ai pourtant reconnu quelques immeubles parisiens mais perdus au milieu d'autres qui dépassent toute imagination. Je suis passé dans Montmartre en écarquillant les yeux de surprise et me suis égaré dans un dédale de rues inconnues pour déboucher place Blanche où j'ai vu le «Moulin Rouge» entouré d'échoppes bizarres sur lesquelles il y avait souvent écrit le mot «Sex-Shop», ce qui m'a donné la sensation d'être au cœur de l'enfer ! Mon cher frère, j'ai l'impression de faire un mauvais rêve et pourtant, je suis attablé en ce moment à la terrasse d'un café du boulevard des Italiens où on m'a pris pour un attardé mental lorsque j'ai commandé un verre d'absinthe. On m'a donné à la place ce qu'ils appellent du Ricard, un breuvage qui en a néanmoins presque le goût. Bref, je viens juste de finir un tour inimaginable dans ce Paris qui me semble si étrange, marchant comme un funambule, m'arrêtant parfois devant la vitrine d'un magasin, hypnotisé par une de ces affolantes boîtes qui ressemblent à des aquariums remplis d'images qui bougent. Je me suis même vu dans l'une d'elles et constaté que mon image correspondait à chacun de mes mouvements !
|
|
Depuis quelques mois, le soufflé de la contestation est quelque peu retombé quoique Richard Cœur de Lion continue d'affirmer haut et fort qu'il n'a pas dit son dernier mot et qu'il finira par prouver que certaines œuvres du catalogue raisonné de Van Gogh ont été peintes par Schuffenecker et même son bon ami le docteur Gachet ou encore par une copiste employée par ce dernier. Il est certain que Rodriguez a du cœur mais les spécialistes de Van Gogh n'ont pas l'âme d'une Chimène pour boire ses paroles et se laisser séduire par sa passion. D'ailleurs, il ferait mieux de se pencher sur d'autres artistes pour révéler au grand jour certaines histoires dont il a le secret et qui ne souffrent pas d'être contredites. J'imagine bien Van Gogh subitement ressuscité au milieu de nous, prenant la plume et écrivant illico-presto à son frère… Extrait de la lettre de Van-Gogh, apocryphe, bien sûr...
«Mon très cher Théo, Je ne me rappelle plus vraiment depuis quand je ne t'ai pas écrit. Cela me paraît être une éternité, comme si j'étais tombé dans un monstrueux trou noir sans trouver le moyen d'en sortir. Et pourtant, je me revois encore à Auvers, allongé sur un lit avec le brave docteur Gachet à mon chevet, l'estomac en feu, troué par une balle tirée avec ce vieux revolver déglingué que j'ai utilisé après avoir été saisi par une soudaine crise de démence en revenant des champs. Quelle douleur ! Je me vois encore délirer et t'appeler dans mon délire. J'entends encore ton nom résonner comme un écho dans ma tête et puis plus rien. Je me suis donc retrouvé plongé dans un coma total et je me souviens plus de quoi que ce soit. Je me suis réveillé dans un drôle de monde. Tout m'a semblé avoir été chamboulé comme si j'avais atterri sur une autre planète. J'ai croisé des gens bizarrement accoutrés et vu de drôles d'engins mus par une force invisible dans des rues recouvertes d'un bitume lisse et luisant, des immeubles gigantesques aux parois de verre et des lumières électriques éclairant la nuit comme des milliers de feux d'artifice. J'ai pourtant reconnu quelques immeubles parisiens mais perdus au milieu d'autres qui dépassent toute imagination. Je suis passé dans Montmartre en écarquillant les yeux de surprise et me suis égaré dans un dédale de rues inconnues pour déboucher place Blanche où j'ai vu le «Moulin Rouge» entouré d'échoppes bizarres sur lesquelles il y avait souvent écrit le mot «Sex-Shop», ce qui m'a donné la sensation d'être au cœur de l'enfer ! Mon cher frère, j'ai l'impression de faire un mauvais rêve et pourtant, je suis attablé en ce moment à la terrasse d'un café du boulevard des Italiens où on m'a pris pour un attardé mental lorsque j'ai commandé un verre d'absinthe. On m'a donné à la place ce qu'ils appellent du Ricard, un breuvage qui en a néanmoins presque le goût. Bref, je viens juste de finir un tour inimaginable dans ce Paris qui me semble si étrange, marchant comme un funambule, m'arrêtant parfois devant la vitrine d'un magasin, hypnotisé par une de ces affolantes boîtes qui ressemblent à des aquariums remplis d'images qui bougent. Je me suis même vu dans l'une d'elles et constaté que mon image correspondait à chacun de mes mouvements !
Je me suis finalement retrouvé dans le quartier du faubourg Saint-Honoré où le Palais de l'Elysée est cependant toujours là et j'ai eu l'incroyable surprise de découvrir un de mes tableaux dans la vitrine d'une galerie d'art. Je n'en ai pas cru mes yeux et encore moins lorsque j'ai pris mon courage à deux mains pour y entrer et demander au marchand s'il s'agissait bien d'une des mes oeuvres. Celui-ci m'a toisé d'un air dédaigneux et terrifié à la fois, peut-être à cause de mon oreille massacrée, de ma gueule mal rasée, de mon regard perdu et de mes oripeaux. Il m'a donc carrément pris pour un fou et a dit : «En voilà un qui se prend pour Van Gogh ! On aura tout vu !». J'ai alors failli me jeter sur cet homme lorsqu'il m'a demandé si je ne me foutais pas de lui en feignant peut-être de croire que je ne savais pas que Van Gogh était le peintre le plus cher du monde. Tu imagines ? C'est proprement dingue ! Je t'appelle au secours car j'ai l'impression d'avoir été projeté dans un univers complètement bouleversé, régenté par le diable en personne qui me harcèlerait ainsi de plus belle. Celui-ci veut probablement me faire croire que je suis le plus grand artiste de tous les temps, moi qui n'ai vendu qu'une seule toile jusqu'au jour où j'ai été plongé dans ce vide terrifiant. J'ai également vu des œuvres de mes copains Gauguin et Emile Bernard trôner sur les cimaises d'autres galeries et quand j'ai demandé à un marchand s'il pouvait me donner l'adresse de Paul, je me suis retrouvé foutu à la porte, qualifié de «pauvre con» ou de «sale ivrogne» et bombardé d'une multitude d'injures. Je vis un cauchemar pire que les précédents et parlant de Ricard, je suis tombé sur un article d'un journal appelé « Le Monde » en lisant par dessus l'épaule de mon voisin. Et qu'ai-je lu ? je te le donne en mille ; qu'un certain Richard Rodriguez, un quidam dont je n'ai jamais entendu parler, a prétendu que certains de mes tableaux étaient faux ! J'ai eu la sensation d'avoir pris un drôle de coup sur la tête jusqu'au moment où j'ai découvert la date imprimée sur le journal, le 10 juin 1999… Et là, je suis resté figé d'horreur. Serait-il possible que nous ayons été endormis à la façon d'une Belle au Bois Dormant pour ne nous réveiller que plus de cent ans plus tard ? Est-ce vraiment possible ? A y bien réfléchir, je crois bien en fait que le diable a quelque chose à voir avec tout cela. Père avait bien raison de nous prévenir de nous garder de lui. Je ne l'ai pas assez écouté et me suis fourvoyé en m'écartant de la voie du Seigneur. C'est cela qui a causé ma perte et me voilà bel et bien damné, projeté en enfer avec ce Belzébuth de malheur qui me torture de plus belle en me faisant croire que je suis devenu un peintre légendaire. Tu ne te doutes pas à quel point le diable peut avoir poussé son sadisme. Partout où j'ai été, j'ai découvert que les tableaux de Manet, Monet, Renoir, de Toulouse-Lautrec, cette petite teigne, Cézanne, Sisley et tant d'autres artistes qui durent batailler dur pour se faire connaître coûtent maintenant des fortunes alors que les oeuvres de ce brave Cormon ne valent apparemment pas tripette puisque je n'en ai pas vu une seule dans les galeries que j'ai visitées. Je suis maudit Théo, complètement maudit, et tout en écrivant ces lignes j'apprends maintenant de la bouche de mon voisin que tu serais en fait à Auvers et pire même, enterré auprès de moi ! Ainsi je ne serais donc qu'un pauvre spectre en train de rédiger une lettre destinée à mon fantôme de frère. Se fait-il donc que j'écris pour rien. Dans quel abominable cauchemar ai-je donc été plongé ? Je sens que je suis en réalité piteusement et complètement damné et condamné à subir les pires tourments et les plus affreuses tortures qui m'amènent à prier ardemment le ciel de mourir une fois pour toutes afin de dormir d'un sommeil éternel et imperturbable, dans le néant le plus complet, sans crainte une nouvelle fois d'être la proie désignée du démon qui désormais me rend plus fou que jamais. Théo, je t'en supplie, où que tu sois, et je suis sûr que tu dois être au paradis pour toutes les bonnes actions que tu as consenties en ma faveur, viens vite à mon secours ! Vincent P.S : Le garçon de café menace d'appeler la police après que s'être rendu compte que je n'avais pas un sou vaillant en poche pour payer ce verre de Ricard que j'ai englouti pur alors que mon voisin me tendait désespérément une carafe d'eau en me conseillant pour mon bien de couper ce fort breuvage. Cette fois, je pense être encore bon pour l'asile et la camisole de force alors qu'il me tarde d'échapper à ce monde terrifiant qui semble le plus épouvantable des enfers…
Samedi 27 mai 2000, nouvelle virée au marché aux Puces de Saint-Ouen. Je tombe nez à nez avec le découvreur de ce fameux tableau de Monet qui représentait un paysage de Norvège. Cinq ans après avoir revendu ce tableau chez Sotheby's, ce vieil abonné au RMI semble s'être bizarrement endormi sur ses lauriers. Surnommé «Ben Claude» par certains de ces fous d'art qui hantent les ventes courantes de Drouot lesquels lui ont donné ce sobriquet comme pour en faire un fils présomptif de Claude Monet par le biais de cette découverte, il s'est vite empressé de s'acheter une petite maison après avoir encaissé son argent. Empressé n'est vraiment pas le mot. Disons précipité, car il s'est contenté de ne visiter qu'une seule maison, en fait une bicoque située en banlieue, construite à deux cents mètres d'une voie de chemin de fer, ce qui l'oblige à garder constamment ses fenêtres fermées. Qu'à cela ne tienne, il est enfin chez lui et se contente de peu pour vivre après avoir placé sur un compte épargne les quelque trois cents mille francs qui lui restaient. Loin de l'avoir motivé à repartir en chasse de plus belle, son coup, une fois réalisé, l'a rendu apathique et plutôt enclin à la radinerie. Ainsi, depuis ces cinq dernières années, il s'est limité à n'acheter que des choses insignifiantes à Drouot revendues ensuite avec un tout petit bénéfice. Cette soudaine timidité trouve peut-être une explication dans le fait que «Ben Claude» a finalement concrétisé un vieux rêve après avoir chiné durant de si longues années en tentant de se sortir d'une situation souvent précaire. Au début des années 1990, il avait néanmoins trouvé pour cinquante francs au marché de Vanves un tableau qui reprenait une composition de Le Corbusier avec la mention «Hommage à Le Corbusier 24-45» située en bas à droite près d'un trou dans la toile. Il ne fit ni une ni deux, en élargissant le trou pour faire disparaître le mot «hommage» et ne laisser que le nom de l'artiste et les chiffres, 24 signifiant que l'oeuvre avait été réalisé en 1924, et 45 indiquant qu'elle avait été reprise en 1945. Puis, il plaça le tableau dans une vente courante. Ce jour-là, un courtier fort connu, surnommé «La Limace» par les habitués de Drouot, tomba dans le panneau et acquit le tableau pour 88 000 francs avec la certitude qu'il s'agissait bien d'une oeuvre de Le Corbusier. Avec le fruit de cette vente miraculeuse, «Ben Claude» s'acheta ainsi une chambre de bonne de huit mètres carrés pour enfin s'échapper du foyer Sonacotra où il avait vécu des années parmi des centaines d'ouvriers immigrés. Le plus incroyable fut que «La Limace» présenta quelques semaines plus tard cette "pompe" de Le Corbusier dans une vente de prestige dirigée par Maître Loudmer affublée d'une estimation vertigineuse de 400 000 francs, ce qui me donna l'occasion, sans savoir encore qu'elle avait été auparavant acquise par «Ben Claude», de téléphoner à l'étude du commissaire-priseur pour lui exprimer mes doutes quant à son authenticité. Celui-ci m'envoya balader et je dus me résoudre à appeler le Comité Le Corbusier qui, après vérification, m'informa qu'il s'agissait d'un faux manifeste lequel fut finalement retiré de la vente. Revenons à notre petit chineur. Issu d'une famille pauvre de petits blancs établis dans un territoire d'outre-mer, il avait trimé dans une usine de montage de voitures durant près d'une décennie avant de se retrouver au chômage en 1980. Avec le miraculeux pactole de la vente de son faux Le Corbusier, adjugé sans garantie aucune dans une vente courante, il put aspirer enfin à mener une existence plus décente même en se sentant à l'étroit dans sa chambre de bonne nichée en plein coeur de Paris. Ce joli petit coup lui permit également de devenir légèrement plus généreux dans ses achats, passant de la barre des 500 francs à celle plus confortable des 1000 francs, ce qui l'amena à prendre ainsi le risque de se délester de 754 francs pour acheter son fameux Monet à Drouot, au nez et à la barbe de nombreux connaisseurs qui se mordirent les doigts d'avoir laissé passer une telle affaire. Nul n'est prophète en son pays...
Deux heures plus tard, j'ai rencontré le débonnaire Francis Warin, représentant des héritiers d'Alphonse Kann, un légendaire amateur d'art dont la collection fut pillée par les nazis durant la Seconde Guerre Mondiale. Depuis quelques années, il n'a eu de cesse de tenter de retrouver les oeuvres qui ne furent pas restituées à son oncle, mort en 1948. Ancien réalisateur de télévision et galeriste, Warin, qui est également un artiste doté d'un talent certain, passe depuis une dizaine d'années la majeure partie de son temps à mener une longue chasse à travers le monde avec la sensation souvent cruelle d'être un pot de terre en lutte contre des pots de fer puisqu'il se retrouve souvent confronté à des conservateurs de grands musées plutôt adeptes de la politique du dialogue de sourds. Warin s'est démené pour retrouver une cinquantaine de tableaux de la collection de ce dernier dont quelques oeuvres très importantes, sans compter quelques fabuleux manuscrits enluminés du Moyen-Age qui figurent aujourd'hui dans la collection d'un grand marchand parisien... Ce dernier persiste à dire que ces manuscrits ne proviennent pas des exactions commises par les nazis et qu'ils ont donc été acquis en toute légalité. N'empêche, Francis Warin ne cesse d'affirmer le contraire et n'est donc pas près de renoncer à récupérer ces livres d'heures estimés à plus de cent millions de francs. Belle bagarre en perspective ! Il revient des Etats-Unis, fatigué mais plutôt satisfait des entretiens qu'il a eus avec les responsables de la Ménil Collection et du Museum of Modern Art de New York qui détiennent deux oeuvres importantes de l'ancienne collection Kann, respectivement par Matisse et Picasso. La Ménil voudrait bien conserver le Matisse en échange d'une indemnité substantielle alors que le Picasso cubiste détenu par le MoMA pose encore problème car sa trace a été perdue au fil de différentes transactions. Il faudra donc mettre la main sur certaines archives pour parvenir à régler cette affaire. En attendant, ce fou d'art de Warin, qui a une prédilection marquée pour les dessins anciens, ne manque jamais de venir à Drouot assister à des ventes en semaine ou de visiter les Puces le week-end dans l'espoir de tomber sur une bonne pièce qui sera propre à le mettre en transes.
Dimanche 28 mai, je croise "Dédé de Montreuil", ce fou d'art au doigts d'or qui perd malheureusement chaque fois la boule lorsqu'il déniche une oeuvre de choix. Sachant bien que son affaire du Douanier-Rousseau, authentifié et vendu 785 000 francs par un autre chineur, ne serait pas la dernière, je me régale donc une nouvelle fois, avec cependant une pointe de commisération, en l'entendant me raconter sa dernière mésaventure. La voix tremblante, il m'annonce qu'un tableau représentant des peupliers qu'il avait chiné pour 300 francs il y a deux ans au marché aux Puces de Montreuil, puis vite largué pour un peu plus de mille francs, était un authentique Monet offert à présent sur le marché à 1,5 million francs. Décidément, «Dédé», ce petit malchanceux, semble vraiment maudit. Il n'est guère facile de comprendre immédiatement cette panique qui le saisit chaque fois qu'il découvre une oeuvre qui a de bonnes chances d'être authentifiée mais je le connais maintenant assez bien pour savoir qu'il n'a aucune confiance en lui, ce qui le pousse ainsi à se débarrasser d'une chose qui pourrait en réalité le mettre à l'abri du besoin. Pourtant, «Dédé» est loin d'être un imbécile puisqu'il s'est abondamment nourri d'art à travers la lecture de centaines de livres. Aujourd'hui, ses connaissances lui permettent sans faillir de reconnaître un Corot, un Picasso, un Vlaminck ou tant d'oeuvres d'autres peintres connus d'un seul coup d'oeil et de lui donner aussi la faculté de trouver des choses parfois admirables. Toutefois, l'idée d'avoir ensuite à effectuer des recherches et à sonner aux portes des experts le paralyse et le jette alors dans le doute. Cela le conduit immanquablement à se débarrasser d'emblée de sa trouvaille du jour ou par faiblesse, à se laisser aller à fréquenter certains parasites comme ce genre de clochard originaire d'Angoulême qui parvint à s'emparer de son Douanier Rousseau sans même le payer en retour. Ce dernier, qui ressemble à s'y méprendre à «George», l'ours nigaud héros d'un célèbre dessin animé américain, a accumulé durant des années des centaines de croûtes qui, à ses yeux, ne pouvaient être que des Cézanne, des Monet, des Renoir et autres grands noms de la peinture. Il eut même le chic il y a quatre ou cinq ans de faire venir un expert réputé dans sa mansarde pour examiner sa collection mais au bout de cinq minutes, ce spécialiste de la peinture du XIXe siècle lui déclara sans ambages que tout ce qu'il avait vu était simplement de la « drouille». Finalement, sa collection alla finir aux ordures, jetée sans ménagement par un propriétaire lassé de ne pas avoir encaissé un franc vaillant de loyer qui eut en prime la désagréable surprise de découvrir son meublé transformé en taudis par ce cet épouvantable personnage. Depuis deux ans, celui-ci est devenu le pensionnaire d'un hôpital psychiatrique où les médecins qui tentent de le soigner ont fini par le classer comme doux-dingue et décréter qu'il était incurable mais peu dangereux. Entre deux permissions de sortie, il s'est fait imprimer une carte de visite délirante qu'il a distribuée un peu partout dans Paris et dont un exemplaire m'a été remis par «Ben Claude». On peut y lire: «B... René Jacques Joseph. Feld-Marechal cinq fois par ancienneté plus gradé que Patton George Smith pendant la Deuxième Guerre Mondiale 1939-1945». A la lecture de cette carte, je n'ai plus qu'à dire : «banzaï, tous aux abris !».
J'ai vraiment du mal à comprendre l'attitude des gens qui ont eu affaire à un tel trublion et n'ont pas trouvé le moyen de s'en défaire. Pourtant, il y a une dizaine d'années, en rencontrant par hasard ce personnage à l'allure bourrue, affublé d'une gabardine aux manches trop courtes laissant apparaître des mains monstrueuses, nanti d'une tête énorme couronnée d'un petit chapeau rond et ornée d'un gros nez envahi par une forêt de poils, la première chose qui m'était venue à l'esprit avait été de l'ignorer. Je l'avais vu près de l'Hôtel Drouot, dans un salon de coiffure qu'il semblait avoir pris plaisir à investir et qui était tenu par une femme et sa fille qui jouait, prétendait-elle, le rôle de courtière auprès de grands collectionneurs suisses. J'étais venu voir cette dernière à la demande d'un notaire de Genève pour récupérer une photo d'un Renoir qu'elle avait essayé vainement de vendre et B... n'avait pas loupé l'occasion d'essayer de se mêler à la conversation que j'avais entamée avec cette drôle de petite femme sans âge, aux yeux profondément cernés, aux doigts boudinés, aux hanches larges, portant un manteau de fourrure mité et des bas filés, qui m'affirmait d'un ton sérieux être une grande prêtresse du courtage officiant dans ce salon de coiffure d'un autre temps qui lui tenait lieu de bureau. Elle m'avait sorti des photos de tableaux incroyables signés Monet, Renoir, Sisley et je ne sais plus de qui d'autre tout en m'annonçant des prix faramineux en millions de dollars alors que le gros balourd aux pattes velues et sales avait couvert sa voix en clamant avec l'accent rocailleux d'un paysan attardé qu'il possédait des oeuvres de ces maîtres aussi belles sinon encore plus rares. Ce jour-là, saoûlé de paroles par ce duo clownesque, je m'était fait intensément violence pour ne pas tourner les talons et m'enfuir sans récupérer cette fameuse photo. Personne n'aurait pu admettre un seul instant qu'une telle folle, qui m'avait raconté au passage ne pas comprendre pourquoi son fiancé l'avait abandonnée, pût exercer une activité de courtière à un haut niveau mais je dus me rendre à l'évidence que tout ce qu'elle disait était vrai. Néanmoins, il y avait de quoi s'effarer à l'idée de voir des grands collectionneurs s'adresser à cette demeurée pour leur trouver des clients. Je ne cache pas qu'à chaque fois où j'ai croisé B..., je me suis empressé de changer de trottoir et d'accélérer le pas pour l'éviter au contraire d'autres chineurs qui ont eu la malchance de tomber sur cet énergumène et ne sont pas souvent parvenus à s'en débarrasser. Les Puces vont bientôt fermer et je pars rejoindre ma voiture en passant par le marché Dauphine en ne pouvant m'empêcher de faire une moue d'envie devant le stand où un malin de chineur iranien a trouvé il y a quatre ans une toile non signée représentant un paysage impressionniste acquise pour 1500 francs et qui s'avéra être un authentique Cézanne. Ce fou d'art si particulier au look de playboy un peu flambeur sur les bords revendit en Suisse ce Cézanne pour 4 millions de francs et fut saisi par des idées de grandeur en s'offrant une superbe galerie dans une banlieue de l'ouest parisien. Son aventure ne dépassa pas le cap des deux ans durant lesquels il dilapida une bonne partie de cette somme plutôt conséquente. Un drôle de zouave que ce courtier en chambre qui a su longtemps si bien cacher son jeu en s'abstenant de révéler qu'il était en fait un artiste-peintre coté et qu'il avait en plus le don de fabriquer d'excellents tableaux pointillistes du XIXe siècle qui pouvaient passer pour authentiques, notamment des toiles d'un excellent peintre belge vendues à des prix bâtards et qui furent bien entendu rejetées par l'expert de l'œuvre de ce grand de la peinture.
Après avoir mis en dépôt certains de ces tableaux dans des stands des Puces, qui furent vite achetés par des amateurs qui avaient flairé la bonne affaire, il préféra hanter d'autres endroits en dehors de Saint-Ouen de peur de tomber sur quelque mécontent. Sacré grigou que ce A...S...B…, qu'on peut apercevoir de temps à autre un grand sac en bandoulière dans le quartier Drouot, en train de longer les murs d'un pas pressé pour se rendre chez un marchand qui ne le connaît pas encore assez et qu'il va immanquablement pigeonner. Le monde des fous d'art est parfois bien étrange, sinon bien glauque, mais comme je l'ai déjà souligné, il n'est guère différent de celui des affaires ou de la politique. Certains le fréquentent sans encombre alors que d'autres se retrouvent brutalement en terrain miné. Il est simplement nécessaire de rester vigilant et de ne pas se retrouver du côté des dupes dans cette comédie humaine de tous les instants que jouent ses acteurs et où les plus faibles et les plus candides perdent vite leurs plumes en se frottant à plus malin qu'eux. Il y a des recettes à apprendre pour éviter de se faire piéger mais les traquenards sont nombreux comme le fait de se faire proposer un truc propre à susciter le rêve tandis que celui qui le propose feint l' ignorance. C'est à partir de cet instant qu'il faut se poser des questions sur la personnalité du vendeur, sur son attitude, sur la qualité de ce qu'il montre ou sur son discours lorsqu'il dit que vous êtes le premier à voir l'objet ou le tableau qu'il a sorti de son sac. Il y ainsi de nombreux indices qui peuvent d'un coup vous amener à flairer l'arnaque ou à peser le pour et le contre quant à la bonne foi de votre interlocuteur. De toute évidence, il y a un risque à prendre et il sera toujours limité lorsque la somme demandée semblera modeste par rapport à la valeur réelle de ce qu'on sera amené à vouloir acheter et qui pourrait valoir mille ou dix mille fois plus si on parvenait à obtenir cette suprême récompense que représente un certificat d'authenticité. Lorsque la somme annoncée s'accompagne de plus de cinq zéros, il y a danger et, après avoir allégé votre portefeuille, vous n'aurez certainement plus qu'à dire le plus souvent «au secours !». Il semble vraiment impossible de changer la nature humaine... Comment garder votre sang-froid lorsque vous chinez sur une foire et que vos yeux rencontrent subitement un dessin qui pourrait par exemple être de Watteau et que le particulier venu déballer ses vieilleries vous annonce qu'il désire cent francs pour sa «gravure». Soit vous avez affaire à un parfait ignare, soit vous êtes face à un petit futé qui a trouvé un vieux papier vierge du XVIIIe siècle pour s'amuser à copier un de ces merveilleux croquis du maître de Valenciennes. Sans compter que la crainte vous saisira, si le dessin paraît parfaitement authentique, d'acheter une œuvre qui pourrait avoir été volée. Les foires à la brocante se sont multipliées à travers la France depuis une dizaine d'années mais alors qu'on pouvait encore découvrir des tableaux ou des objets extraordinaires durant ces premières manifestations, il n'en va plus de même aujourd'hui où on n'y trouve généralement que des casseroles, des bricoles et surtout de la «drouille». A la fin des années 1980, la grande braderie de Lille au début du mois de septembre offrait des possibilités de découvertes énormes au fil d'une marche épuisante de plusieurs kilomètres et le seul grand souci des chineurs d'alors était de ne pas tomber sur quelque voleur venu occuper un espace de déballage pour se débarrasser de ses rapines de la veille. A présent, cette foire ancestrale n'offre pratiquement plus rien de valable même si elle a conservé son ambiance d'antan.
La multiplication des foires s'est faite au détriment des marchés aux Puces qui ont souffert d'une concurrence sauvage alors que la bonne marchandise a fini par se raréfier. Le seul point positif à ce sujet est que les chineurs sont devenus plus sélectifs mais il reste que toute découverte faite sur une foire à la brocante implique toujours une sorte de parcours du combattant pour parvenir à une authentification. Les experts sont des gens méfiants de nature et se fient encore à la mine d'un quidam qui vient leur apporter sa trouvaille. Je me souviens ainsi d'une anecdote hilarante qui dénote bien l'attitude de certains spécialistes. Un jour, un chineur vint sonner à la porte d'une dame, aujourd'hui très âgée, qui officie encore comme spécialiste de la peinture moderne dans des ventes à Drouot. Elle ouvrit sa porte et lui demanda la raison de sa visite tout en dévisageant le quidam mal habillé qui osait la déranger. «Je viens pour une expertise», déclara le chineur d'une voix timide en sortant de son sac un paquet ficelé. Elle le regarda d'un œil soupçonneux et lâcha brutalement que son œuvre n'était pas bonne, laissant le chineur complètement médusé et pour cause, puisqu'il n'avait pas encore sorti l'œuvre en question du paquet… Evidemment, ce genre d'anecdote n'est pas monnaie courante mais cela n'empêche pas les experts d'être en général très circonspects lorsqu'on leur présente une découverte parce que lorsqu'il s'agit de donner un avis favorable, ils s'apprêtent à engager leur réputation et désirent donc par dessus tout savoir à qui ils ont affaire. Voilà pourquoi ils sont de meilleure composition face à un collectionneur connu qui vient les voir et bien plus méfiants vis-à-vis des visiteurs étrangers. Cette méfiance repose également sur la provenance d'un objet ou d'un tableau à examiner. Si vous dites tout de go que vous avez trouvé l'œuvre dans une foire à la brocante, ou pire, dans une poubelle, vous pouvez être certains de dilapider vos chances d'obtenir un certificat d'authenticité. Voilà pourquoi beaucoup de gens fabriquent des histoires en racontant que l'œuvre en question provient d'un héritage ou d'un collectionneur célèbre et je ne sais quoi encore. Les experts ne sont pas des imbéciles et savent poser des questions propres à piéger leurs interlocuteurs alors que d'un autre côté, ils ont besoin de certitudes pour conforter leur opinion. Voilà aussi pourquoi certains petits malins se servent parfois de personnes influentes en leur confiant leur trouvaille pour aller à leur place voir des experts. «Ah cher ami ! Vous aviez donc oublié de me montrer cette pièce intéressante ?», peut ainsi être conduit un expert à s'exclamer devant un visage connu. «Eh oui ! Nous avons tellement de choses chez nous. Figurez-vous qu'elle dormait au milieu d'un fatras dans notre grenier. Il faudra bien qu'un jour nous fassions un inventaire plus complet de ce que nous avons», répondra probablement le complice du chineur, appâté par la promesse de ce dernier de toucher une commission si l'expertise s'avére finalement positive. L'expert, rassuré par la qualité de son visiteur, adoptera souvent une attitude plus conciliante surtout si l'œuvre offre toutes les qualités requises pour permettre la délivrance d'un certificat alors qu'il se montrera moins disposé vis à vis d'un péquin anonyme.
Mais bon, imaginons que vous vous passiez de tricher en requérant les services de ce genre d'intermédiaire en allant affronter seul un expert avec la certitude au cœur que ce que vous détenez est authentique. Imaginons que celui-ci ne vous rembarre pas immédiatement et qu'il jette un œil sur votre trésor. A cet instant, il convient surtout de laisser parler l'expert et ne pas lui montrer qu'on en sait autant que lui sinon il risque de se braquer et de vous dire que votre œuvre ne vaut rien. Il faut au contraire le flatter sans trop pousser la flagornerie et se limiter parfois à dire «ne pensez-vous pas que…» s'il se met à réfléchir ou à se gratter la tête mais déjà, il aura fallu au préalable instaurer un climat permettant un examen plus poussé de l'œuvre présentée. Arrive le moment crucial où l'expert va évoquer la provenance, un élément qui souvent conditionne son jugement. De nombreux chineurs ont eu une plus d'une fois l'occasion de se voir demander par des experts si l'œuvre qu'ils présentaient se trouvait déjà mentionnée dans le catalogue raisonné du peintre qui l'avait produite. Une question plutôt bizarre car si l'œuvre est déjà cataloguée, pourquoi prendrait-on la peine d'aller consulter l'expert ? A moins cependant de croire être en possession d'une copie. Bref, cette histoire de provenance a de quoi faire trembler tout découvreur pour la bonne raison que la plupart du temps, il ne sait vraiment pas dans quelles mains est passée auparavant l'œuvre qu'il a trouvée. La provenance est de nature à rassurer l'expert alors que l'absence d'un pedigree a de quoi le refroidir. Pourtant, c'est avant tout la qualité d'une œuvre, son apparence, son support ou bien d'autres indices qui priment dans une expertise alors qu'une provenance peut facilement se fabriquer quand on ne peut la déterminer faute de documents ou d'indications certaines concernant ses précédents propriétaires. Si l'expert a besoin d'avoir des renseignements utiles concernant la provenance rien ne devrait cependant l'empêcher de faire abstraction de cet élément en l'absence d'éléments fiables sauf le fait de pousser son analyse, de mieux peser le pour et le contre et d'arriver à la conclusion que l'œuvre est authentique. Il n'en reste pas moins que certains experts trouvent plus sage de ne pas aller plus loin et préfèrent délivrer un verdict négatif plutôt que de prendre le risque de signer un certificat qui pourrait un jour être contesté par leurs successeurs. On a bien constaté par exemple que plusieurs œuvres de Modigliani, authentifiées précédemment par des experts comme Pfanstiel, Venturi ou Parisot, ont été déclassées par Marc Restellini, le dernier responsable du catalogue raisonné sur cet artiste, lequel, dit-on, semble particulièrement chatouilleux sur les provenances et peu enclin à prendre des risques lorsqu'on lui présente de nouvelles pièces à expertiser. D'autres experts, apparemment fatigués d'avoir été sollicités à tout bout de champ, ont été jusqu'à demander des honoraires conséquents, parfois plus de deux mille francs, pour consentir simplement à examiner des œuvres. Cela peut paraître incroyable mais c'est ainsi s'agissant par exemple des œuvres de Degas ou d'autres grands artistes….
Coïncidence... Je viens à peine d'évoquer avec un ami le problème de la sécurité aux Puces, où la police se manifeste surtout à tour de bras pour dresser des procès-verbaux à des automobilistes mal garés tout en se montrant étrangement absente lorsque survient une agression, et voilà qu'en lisant «Le Figaro», j'apprends que l'Association de Défense et Promotion des Puces de Saint-Ouen a décidé de mettre en place des caméras de vidéo surveillance numériques, reliées à un PC de sécurité, qui seront installées bientôt à l'entrée de chacun des douze marchés ainsi que dans les rues adjacentes. Le but: lutter contre le grand banditisme qui vise les professionnels étrangers le vendredi matin et la petite délinquance qui agresse de nombreux touristes ou dévalise les stands le week-end. Il était grand temps d'envisager quelque chose pour les Puces, quatrième site touristique le plus visité de France avec plus de 11 millions de curieux et un chiffre d'affaires de 4,5 milliards de francs chaque année. Il conviendrait maintenant d'installer des détecteurs pour repérer cette petite vingtaine de marchands véreux à la réputation sulfureuse et de les isoler afin de permettre aux autres 2200 professionnels honnêtes d'y exercer leur activité en toute tranquillité ...
|
|