Ebouriffant, il n'y a pas d'autre mot pour saluer les trois
jours de ventes d'oeuvres impressionnistes, modernes et contemporaines de
Christie's qui ont totalisé près de 1,4 milliard de dollars, du jamais vu jusqu'à présent dans le
monde des enchères.
La frénésie manifestée par certains riches acheteurs a eu de
quoi interpeller les analystes du marché aujourd'hui plus que jamais considéré
comme une annexe des marchés financiers où la spéculation va plus que bon train
puisque certaines oeuvres achetées pour 1,5 million de dollars il y a dix ans
se vendent aujourd'hui dix fois plus cher.
Après avoir vendu pour 705,9 millions de dollars d'oeuvres
modernes, Christie's a récidivé le 13 mai en enregistrant 658,5 millions de
dollars pour sa vacation d'oeuvres d'après-guerre et contemporaines pour
asséner un coup de massue à Sotheby's, sa principale rivale qui n'avait
totalisé que 379,7 millions de dollars pour sa vente d'oeuvres contemporaines
du 12 mai après avoir engrangé 368 millions la semaine précédente avec une
vacation d'oeuvres impressionnistes et modernes.
Cela dit, les deux maisons de vente ont joué la carte de prix
garantis à leurs vendeurs pour assurer le succès de tels événements sans qu'on puisse savoir si elles ont vraiment tiré profit d'un jeu jugé hautement dangereux par
les observateurs.
Néanmoins, elles ont bénéficié de l'arrivée sur le marché
d'une nouvelle catégorie d'acheteurs prêts à batailler férocement pour des
oeuvres considérées comme exceptionnelles qui parfois se vendent en privé au
double des prix enregistrés aux enchères.
L'art est de plus en plus devenu synonyme de réussite sociale
pour ainsi attirer les nouveaux millionnaires de la planète bien qu'ils n'y
connaissent pas grand chose en voyant principalement à travers leurs achats de bons
investissements et cela a eu l'effet pervers de pénaliser les véritables connaisseurs
qui n'ont pas les moyens de s'offrir ce qui pour eux représentent les rêves
de leur vie.
A cet égard, on ne se rend pas encore compte que l'art est
simplement en train d'agoniser pour ne plus être qu'un produit financier même si les musées et les grandes foires font sans cesse le plein
de visiteurs sauf qu'on oublie qu'ils ont fini par s'y rendre en les considérant comme
des passages obligés à l'image de la Tour Eiffel, Notre-Dame ou Disneyland car
rares sont ceux qui ont des connaissances dans ce domaine.
Il n'y a qu'à voir les milliers de touristes qui se pressent
au Louvre devant la Joconde de Léonard de Vinci pour se faire une idée du
phénomène, les uns et les autres posant pour une photo comme un chasseur devant
son trophée sans trop se préoccuper du tableau et de ses détails et ce n'est
donc pas en parcourant un musée au pas de course qu'on peut admirer une oeuvre à
loisir et encore moins l'analyser pour essayer de bien la comprendre.
Les nouveaux acheteurs ne cherchent pas vraiment à
collectionner des oeuvres pour l'amour de l'art mais à les posséder avec le
désir de conforter leur statut social et de faire des profits comme on l'a
constaté mercredi chez Christie's lorsqu'une sculpture de Giovanni Anselmo a
culminé à 6,4 millions de dollars sur une estimation de 900 000 sans qu'on
comprenne vraiment le pourquoi d'un tel engouement tandis qu'un tableau de Mark
Rothko titré "N° 10" a été enlevé à 81,9 millions de dollars, un prix
qui aurait bien surpris cet artiste lequel batailla toute sa vie pour atteindre
le succès avant de finir par se suicider.
Il y a dix ans, Rothko atteignait au mieux 15 millions de
dollars alors que Lucian Freud, dont un tableau titré "Benefits Supervisor
Resting" (1994) a été vendu pour 56,2 millions de dollars, peinait à
dépasser le million.
Au cours de cette vente, "Colored Mona Lisa" (1963)
d'Andy Warhol a également atteint 56,2 millions de dollars tandis que
"Field Next to the other Road" de Jean-Michel Basquiat a été adjugé
pour 37,1 millions de dollars, des sommes qui affolent les compteurs en transformant le marché comme un casino réservé à des ultra-riches qui misent à tout-va sur des oeuvres propres à leur rapporter des martingales.
Le fait d'offrir des garanties à leurs vendeurs a donc placé
Christie's et Sotheby's sur la corde raide étant donné que les oeuvres vendues
en-dessous de celles-ci les oblige à leur payer la différence. Pour l'instant, le système est compensé par les ventes de celles qui dépassent les estimations
mais le jour où une vacation sera franchement mauvaise, l'une ou l'autre se retrouvera
peut-être le dos au mur en priant pour ne pas subir d'autres déconvenues.
Lors de sa vente du mercredi, Christie's avait garanti les
prix de 49 lots sur les 82 proposés et 18 sur 35 le lundi lors de la vente
record du tableau de Picasso et de la sculpture de Giacometti tandis que les garanties de Sotheby's le
mardi concernaient 16 lots.
Ce système de garanties reste très opaque et personne ne sait
si Christie's et Sotheby's parviennent à
tirer leur épingle du jeu sauf de dire qu'ils tirent pour l'instant avantage des
prix obtenus actuellement sur le marché et de la présence active des gros acheteurs
de la planète.
Les enchères faramineuses obtenues à New York ou à Londres
font bien entendu les choux gras de la presse qui évoque rarement les
difficultés rencontrées dans le secteur médian du marché où les pièces de
moyenne qualité se vendent désormais très mal alors que des dizaines de
galeries et de boutiques d'antiquités ferment chaque année à travers le monde
faute de réaliser des C.A convenables.
Il suffit ainsi d'analyser la situation du marché aux puces
de Saint-Ouen, le plus grand marché d'antiquités au plan international, pour se
faire une idée du marasme ambiant qui y règne pour constater que les marchands spécialisés
dans l'ancien ne sont plus qu'une petite centaine sur 2000 après avoir été
supplantés par des spécialistes du Design et de l'art contemporain qui
parviennent encore à tenir le coup en séduisant une clientèle encore jeune.
Dans ce contexte, il convient également de prendre en compte
non seulement la crise économique qui a affecté les classes moyennes mais aussi
le changement de génération avec une catégorie des 30-50 ans qui inclut
désormais de plus en plus d'individus issus de l'immigration, moins enclins à acheter de l'art ancien ou carrément peu intéressés par l'art tout court, pour enfin saisir que les enchères incroyables enregistrées par les grandes maisons de
vente sont trompeuses puisque celles enregistrées par ailleurs, notamment à Paris
où Drouot est en net recul, sont plutôt minables par rapport aux résultats d'il
y a dix ans.
En conclusion, le marché de l'art ne repose que sur des
ventes réservées aux quelque 2000 millionnaires de la planète qui pour la
plupart mettent leurs acquisitions à l'abri dans des ports francs en attendant
de les remettre en vente quelques années plus tard avec l'ambition de faire de
juteux profits, ce qui veut dire que la race des vrais collectionneurs est en
train de s'éteindre à cause de gens cupides qui moralement ne valent pas
beaucoup mieux que les obscurantistes qui ont détruit de mythiques sites
antiques en Syrie ou en Irak d'autant
plus que le marché n'a pas été épargné ces dernières années par moult scandales
de faux et d'escroqueries.
Adrian Darmon