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Celui qui fait des prédictions avec justesse est un voyant lumineux (AD)
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Le journal d'un fou d'art
Les fous d'art, ivres de savoir et de découvertes, riches ou moins nantis et sans cesse à l'affût des nouvelles relatives au marché de l'art, forment une belle légion à travers le monde. Sans eux, ce marché n'aurait donc sûrement rien de légendaire. Depuis plus d'une quinzaine d'années, Adrian Darmon a donc rassemblé à travers plus de 2200 pages de multiples anecdotes souvent croustillantes sur les chineurs, amateurs et autres acteurs de cet univers plutôt incroyable et parfois impitoyable.
VIIème Chapitre
CRISE ELEPHANTINE…
01 Avril 2001 |
Vendredi 27 avril, rien de nouveau au marché aux Puces de Saint-Ouen où depuis des semaines les chineurs peuvent faire rimer drouille avec bredouille. Vers midi, rendez-vous avec le «Dinosaure» qui m'annonce fièrement qu'il s'enrichit sans effort au contact de l'élite du marché de l'art. Maintenant qu'il a partout ses entrées, il n'arrête plus d'être sollicité pour vendre des œuvres en privé grâce aux relations qu'il a nouées avec les plus grands experts, professionnels et collectionneurs.) Tout en se glorifiant de ses succès, il m'indique que la règle d'or au sein de la cour des grands est de garder le silence car les grosses transactions ne peuvent se faire que dans la plus parfaite discrétion. «Il faut savoir se taire une fois qu'on fait partie du cercle des privilégiés», déclare-t-il pour ensuite me critiquer en douce de n'avoir pas su me hisser à son niveau.
«Avec tes incroyables connaissances en art, tu aurais mieux fait de m'imiter au lieu de te dépenser comme un malade pour ton site Internet et consacrer le reste de ton temps à fréquenter des gens bidons», me dit-il d'un ton péremptoire. Sur le coup, j'estime inutile de m'expliquer pour la bonne raison que je n'ai pas cultivé l'art de flatter les gens et encore moins celui de me livrer à des courbettes. Déjà, je n'ai pas le chic pour jouer la comédie à la manière du «Dinosaure», pour faire du social comme il dit, en se montrant mielleux avec les gens hauts placés, en les fréquentant assidûment pour devenir leur ami, en courant les cocktails privés pour se faire voir et en se faisant passer pour un grand seigneur. De plus, je suis malheureusement loin d'avoir les moyens nécessaires pour me permettre de passer mon temps à faire bombance dans des restaurants huppés en vue d'impressionner la galerie, de visiter sans cesse New York, Los Angeles, Ibiza, Marbella, Lausanne, Genève, Zurich ou Londres, de fréquenter la Jet-Set en toute saison et de passer des nuits dans des grands palaces où une bouteille de 25cl de Coca-Cola revient à 100 FF. Bref, travaillant sans relâche comme un prolétaire de l'écriture et ayant une vie chronométrée à la minute près, je n'ai guère la possibilité de mener l'existence trépidante de ce célibataire endurci qu'est le «Dinosaure», lequel fréquente effectivement un autre monde, celui des nantis qui achètent des tableaux à coups de millions de dollars et contrôlent ainsi l'étage supérieur du marché de l'art. Je connais cependant bien le parcours du «Dinosaure», parti de rien il y a vingt ans et qui voit s'ouvrir aujourd'hui toutes les portes devant lui. En attendant, je préfère encore être à ma place plutôt qu'à la sienne, qui est celle d'un superbe imposteur qu'il serait indécent de comparer à Malraux mais qui a su au passage s'inventer des origines flatteuses et devenir millionnaire en faisant table rase de son passé. Ayant en fait stoppé ses études à 16 ans, il cherche sans cesse à m'impressionner en faisant étalage de ses relations tout en se doutant bien que je ne suis pas dupe de sa belle mystification. Etant un incorrigible touche à tout, je n'ai pas le genre à m'investir exclusivement dans les mondanités et préfère de loin les challenges de la vie de tous les jours, tombé amoureux de l'art et du sport à sept ans, parti à dix-sept ans pour réussir un pari olympique malheureusement avorté, devenu journaliste à dix-neuf ans, correspondant diplomatique à vingt-six ans, créateur de magazines à trente et un ans et m'étant totalement investi dans l'art depuis 1985. J'ai voyagé un peu partout, interviewé des chefs d'Etat et des stars, côtoyé toutes sortes de personnages, abordé presque tous les domaines du journalisme, rédigé des milliers de pages, écrit des bouquins et des encyclopédies, fait du cinéma, de la télévision et de la radio, fréquenté des petits chineurs et des grands marchands, vécu de belles aventures, palpité devant des milliers d'œuvres admirables, enseigné mon amour de l'art à des étudiants qui deviendront, je l'espère, les marchands ou les commissaires-priseurs de demain et enrichi mes connaissances après être aussi devenu un des pionniers de l'Internet. Je ne suis par contre pas du tout un businessman et encore moins un accro de la Jet-Set que j'ai toutefois fréquentée un temps par curiosité. Ce n'est donc pas demain la veille que je vais changer de costume et me muer en courtisan parmi l'élite du marché de l'art.
Dimanche 29 avril, mon ami Maurice, brocanteur au marché Vernaison, m'annonce qu'il a plus que sérieusement l'intention d'abandonner le métier étant donné que la crise qui sévit aux Puces dure depuis trop longtemps à son goût. En réalité, cette crise, qui touche maintenant l'ensemble du marché de l'art en dehors du secteur des objets prestigieux, est étroitement liée à la situation économique mondiale, devenue franchement mauvaise depuis l'hiver dernier. Les grandes entreprises licencient à tour de bras et les conflits sociaux menacent un peu partout. Il n'est donc pas étonnant que les gens soient moins présents sur le marché de l'art puisque le temps des fortunes gagnées rapidement est passé et que la crise a pris des allures éléphantines. Le jour où le CAC 40 repartira vraiment à la hausse, ce marché reprendra donc vite des couleurs.
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